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Photo versus juillet 2011. |
" Il y a les odeurs, les rumeurs, les couleurs crues des enseignes. Ces dehors mettent hors de lui l'écrivain, l'expulsent de son huis clos. Repensant à ces signes mis à la rue, parmi les déchets, les rebuts, les ombres des promeneurs, l'écrivain voit la déchéance de ses lettres, qui lui servaient de rempart, secouées par le vacarme, éprouvées par l'histoire. Le discours bruyant de la ville l'assiège dans sa retraite. Au mieux, la plume en main, il retrouve un équilibre dans le peintre en lettres maniant le pinceau qu'évoque Tardieu, que Butor reproduit, peint par John Segal, à la dernière page des Mots dans la peinture, ou dans le colleur d'affiches levant sa longue brosse que Gavarni dessinait déjà, en frontispice des Français peints par eux-mêmes, penché acrobatiquement sur son échelle, étalant au mur une affiche dont les lettres donnaient le titre du livre. L'attention à des indices qui révèlent que « la forme d'une ville/ change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel » suppose le portrait de l'artiste en badaud, en promeneur curieux, tel qu'il apparaît à la fin du XVIIIe siècle. Rétif " hibou " des nuits de Paris, Poe et Baudelaire « hommes des foules », Apollinaire « flâneur des deux rives », Fargue « piéton de Paris », Aragon « paysan de Paris » étaient nécessaires pour que cette attention aux enseignes, aux placards muraux, prenne place dans l'écriture. Tels journaux antérieurs d'un « bourgeois de Paris » ou de Londres, attentifs à la vie quotidienne, de Pepys ou de Boswell, tel voyageur comme le président de Brosses, qui se pique pourtant de consigner « petites aventures, détails inutiles, faits nullement intéressants », ne jettent guère les yeux sur les enseignes ou les panneaux. Ils voient la rue ou les monuments, mais ne les lisent pas. Il faudra considérer comme Mercier « la physionomie d'une grande ville », comme Balzac et Dickens, la « physionomie d'une rue » et la décrypter comme la phvsiognomonie fait d'un visage: « fantasmagorie du flâneur: déchiffrer sur les visages la profession, l'origine
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Versus/ juillet 2011. |
et le caractère » (Benjamin). Le sentiment de la modernité de Baudelaire, l'injonction de Rimbaud, « il faut être absolument moderne », ont donné un corps urbain aux sentiments intimes. Il y a eu l'expérience du choc, mise en lumière par Benjamin, et sa résorption en lisibilité de la ville, semblable à un livre. Reverdy voit que « le boulevard est plein de signes, entre les deux trottoirs » (Flaques de verre), Fargue « tourne la page de la rue », « feuillette le boulevard comme un album », « déchire l'album des rues et des boutiques » (D'après Paris), le regard de Calvino « parcourt les rues comme des pages écrites » (Les Villes invisibles) et flâner, pour Franz Hessel, « est une sorte de lecture de la ville dans laquelle les visages humains, les étalages, les vitrines, les terrasses de café, les trains, les autos, les arbres deviennent autant de lettres à égalité de droit ». Pour Benjamin le flâneur « délaissé dans la foule » a le même statut que la marchandise, il s'abandonne à l'ivresse de « la marchandise que vient battre le flot des clients ».
Dans la rue les lettres se donnent en spectacle, elles manifestent, avant de se déployer dans des banderoles de manifestations. L'alphabet prend en charge l'éphémère, apparaît, disparaît aussi vite que lui. Ces lettres parlantes se voient sur les éventaires des petits métiers, les installations ambulantes, les ventes à la sauvette. ( ... ) "
Jean-Claude Mathieu Ecrire, inscrire, José Corti éditeur 2010.
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Photo Versus, juillet 2011. |