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Carte postale retouchée, Jean-Marie STAIVE |
" Il faut savoir gré à Friedrich Nietzsche d'avoir osé reformuler le dispositif de la pensée à partir du point de vue de l'art. En effet, faire de l'art la perspective privilégiée de la pensée, c'est remettre du même coup en question ce qui jusqu'alors la définissait, à savoir le rapport d'immanence du langage à la vérité. C'est admettre que le langage puisse être à tout moment débordé par le flux et la prolifération des simulacres, c'est-à-dire par une dimension faite d'approximations, de traductions et de trahisons... En d'autres termes, c'est reconnaître le pouvoir constitutif de l'illusion : « Nous vivons assurément, remarque Nietzsche, grâce au caractère superficiel de notre intellect, dans une illusion perpétuelle : nous avons donc besoin, pour vivre, de l'art à chaque instant. Notre œil nous retient aux formes. Mais si nous sommes nous-mêmes ceux qui avons éduqué graduellement cet œil, nous voyons aussi régner en nous-mêmes une force artiste » .
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J.M. STAIVE |
A la différence de la philosophie et de la religion, l'art traite de l'apparence en tant qu'apparence. L'art dès lors ne possède aucune illusion sur ce monde étant le lieu même de l'illusion ; ce qui lui donne sa dimension tragique.
Nietzsche ne s'intéresse pas à l'art comme à n'importe quel objet au monde. L'art s'est imposé à lui comme ce qui était au plus près de la nature des choses, comme le mouvement à l'œuvre dans la vie elle-même. Profondément superficiel, à la fois ludique et pathétique, à la fois représentation apollinienne et ivresse dionysiaque, l'art est le lieu de tous les paradoxes, de toutes les dissimulations, de tous les dévoiements, de tous les malentendus... Il ne peut que s'opposer au désir de transparence du discours philosophique tout entier pris dans la fiction - ne se sachant jamais comme fiction - de la « vérité », de la « présence » et de « l'origine ». A l'image des convulsions et des confusions du mouvement de la vie, l'art est pour Nietzsche seul susceptible de penser le monde, puisqu'il est la pensée même de ce monde :
« Chez l'homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, la part du masque, le voile de la convention, la
comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n'est plus inconvenable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes » .
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Carte postale retouchée de J.M. STAIVE |
Pour Nietzsche, la philosophie a toujours feint d'oublier les origines de la pensée qui ne sont pas aussi « nobles » qu'on voudrait le faire croire. La perspective généalogique replace la pensée dans le contexte qui l'a fait naître, celui du mensonge et de la confusion . Le concept n'est pour Nietzsche que le moment le plus tardif de la pensée. Avant que de se solidifier dans le langage, il existe un état de la pensée plus près des sens, plus près du corps... Derrière l'affrontement historique de l'art et de la philosophie se profile celui de la pensée en images (Bilderdenken) et de la pensée par concepts (Begriffsdenken) . Cette guerre contre l'image menée par le concept renvoie à cette haine des sens caractéristique de tout idéal ascétique. Ce dernier ne peut en effet concevoir une pensée issue du corps et fait tout ce qui est en son pouvoir pour dissimuler cette origine coupable. Dans cette perspective, l'art est là pour rappeler que les rapports entre « l'âme et le corps » sont plus complexes que ce que la tradition idéaliste veut bien nous laisser entendre, qu'il existe des modes de pensée qui demeurent irréductibles au langage. La perspective généalogique nous ouvre ainsi la possibilité de pouvoir envisager une pensée qui ne soit plus une pensée sur l'art, mais une pensée artiste qui se déploie par-delà les contraintes logiques — ou théologiques — de la vérité."
Bernard Marcadé Eloge du mauvais esprit, Editions de la différence, 1986.