" Il existe un art de très large emprise, d'une ampleur virtuellement totale, un art des plus économiques, qui se dispense de la pénible nécessité de travailler à des œuvres particulières, toujours imparfaites, toujours trop partielles. C'est l'art de regarder toute chose esthétiquement. Nietzsche en donnait, en quelque sorte, la formule conceptuelle en écrivant que «l'existence du monde ne peut se justifier qu'en tant que phénomène esthétique ». Duchamp en a donné la formule visuelle avec son fameux « C'est le regardeur qui fait l'œuvre ». Aphorisme piquant? Boutade ravageuse?
Mais Alain Roger, en 1978, dans Nus et paysages, Essai sur la fonction de l'art, a mis en évidence les pouvoirs du regard artistiquement formé. Il rappelle comment Proust a su offrir, par le regard de Swann, la plus éclatante démonstration de la capacité de voir esthétiquement. Swann voit un Giotto dans une fille de cuisine, un Mantegna dans un grand gaillard en livrée. Le narrateur de la Recherche accomplit d'ailleurs pour son propre compte cette métamorphose esthétique du regard quand, à la fin d'un déjeuner à Balbec, dans le désordre d'une table, dans ce moment naguère perçu comme « sordide », il découvre la beauté des choses les plus usuelles après que les aquarelles d'Elstir lui ont appris à regarder les «natures mortes ». Une expérience de cette sorte peut sembler réservée à quelques êtres pourvus d'une culture exceptionnelle et portés à en faire un intense usage. Ce qu'on appelle l'esthétisme est peut-être cette perversion consistant à prendre prétexte de n'importe quel objet pour y projeter une référence artistique. Mais Alain Roger a bien montré que, au-delà, ou en deçà, de cette véritable récognition, dont les esthètes font leur snobisme et leur plaisir, joue plus fondamentalement et inconsciemment une « artialisation » générale de l'expérience, qui mérite la désignation kantienne de « schématisme transcendantal». L'art modèle l'expérience, en agissant sur nos structures perceptives, en formant les schèmes du regard. Nous ne saurions dire exactement quels artistes ont rendu possible pour nous la perception esthétique de la Mer, de la Montagne, du Désert. Mais il est certain qu'avant leur intervention il n'y avait qu'un objet d'effroi là où nous voyons la manifestation du sublime. L'origine des schèmes qui structurent notre perception ne doit pas être nécessairement cherchée dans les œuvres de l'art le plus classiquement établi. Les schèmes perceptifs d'aujourd'hui proviennent massivement des affiches publicitaires, des photos de presse, des images de cinéma et de télévision.
C'est en raison d'une multitude d'images, impossibles à recenser, que nous sommes maintenant capables, ou tentés, de voir esthétiquement les brouillards lugubres, les ruelles oppressantes et les couloirs dangereux, les terrains vagues, les lieux déshérités. La question de l'acceptabilité morale de cette vue esthétique des choses peut assurément se poser. Mais le fait même qu'on ait besoin aujourd'hui de dénoncer "l'esthétisation de la misère" prouve que l'"artialisation" de l'expérience est bel et bien sans limite. Or cette
opération consiste à mettre en acte un art qui n'aboutit à aucune mise en œuvre (et qui, en outre, ne se souvient pas des oeuvres qui l'ont instruit)."
Jean Galard, L'art sans œuvre in L’œuvre d'art totale , Gallimard/ Musée de Louvre collection art et artistes 2003
VERSUS pour l’ensemble des photos, mai 2012.