Le brouillard, aux sources de la créativité
Le brouillard n'autorise pas seulement à braver les interdits. Enveloppé dans la ouate cotonneuse, protégé des agressions, rendu aveugle au monde extérieur, chacun d'entre nous peut imaginer et créer à partir de son monde intérieur sa propre œuvre d'art ; art qui, selon Oscar Wilde, fait « naître à l'existence » toute chose. « De nos jours, poursuit-il, les gens voient les brouillards, non pas parce qu'il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets. Sans doute y eut-il à Londres des brouillards depuis des siècles. C'est infiniment probable mais personne ne les voyait, de sorte que nous n'en savions rien.» L'espace de création ouvert par le brouillard et son action sur l'imagination nous sont plus précieux que sa fonction esthétique. « Un paysage enveloppé de brume, écrit Caspar David Friedrich, paraît plus vaste, il anime l'imagination et renforce l'attente, semblable à une fille voilée. »
Des peintres aux photographes, des écrivains aux réalisateurs de films, nombreux sont les artistes qui se sont intéressés au brouillard et à ses effets. En Occident, c'est le cas depuis la fin du XVIIIe siècle alors qu'en Chine l'intérêt pour le brouillard est beaucoup plus ancien. Le suspens du visible favorise l'élaboration de l'image onirique. Rêver devant un paysage où les bancs de brouillard léger, ombres des nuages joyeux qui parsèment le ciel bleu, s'allongent dans les vallées ; imaginer des elfes aux longs cheveux blonds, nimbés de brume, dansant au crépuscule dans les clairières moussues ; contempler « ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues », écrit encore Oscar Wilde dans Le Déclin du mensonge ; jouer à cache-cache avec le brouillard trompeur qui provoque la berlue... Comment reproduire ce qui se présente au regard, paysage ou forme qui déjà n'existent plus ?
En peinture, l'apparition de la brume et du brouillard est liée au développement d'un nouveau genre pictural, le paysage, qui, s'il existe depuis longtemps dans la peinture d'histoire, chez les peintres italiens ou flamands, ne trouve son autonomie en France qu'au XVIIIe siècle, époque du rousseauisme. Dans la peinture chinoise, son âge d'or s'étend du VIIIe au XIe siècle. Que cherchaient les artistes chinois lorsqu'ils représentaient des brumes sur leurs rouleaux ? La brume était-elle un vide mystérieux à partir duquel s'opéraient des transformations qui restaient à déchiffrer ? Se laisser guider par le mouvement de la vie, laisser des blancs, des vides, ne pas achever les traits de pinceau, faire un avec l'objet peint, telle était l'attitude des peintres-lettrés chinois. Les traités insistaient sur la difficulté de peindre la montagne « lorsque, baignées de brumes matinales ou
de fumées crépusculaires, les choses s'immergent dans la pénombre, distinctes encore, mais déjà nimbées d'un invisible halo qui les unit toutes ».
Parmi les peintres européens fascinés par le brouillard, tels Friedrich, Turner, Fùssli et Monet, Whistler a été l'un des premiers à se consacrer aux brumes dans le souci de saisir l'essence d'un monde en métamorphose, en particulier au moment où « la brume du soir vêt de poésie un bord de rivière [...], que les cheminées hautes se font campaniles, et que les magasins sont, dans la nuit, des palais ».
Langage poétique chez Friedrich, le paysage permet une rêverie méditative. Au début du XIXe siècle, il peint un grand nombre de paysages dans le brouillard, qui souvent délimite un premier plan très précis et un au-delà mystérieux élevé vers le ciel.
Changeant et éphémère, le brouillard produit « une succession d'effets étonnants » que Monet cherche à saisir lorsque les brumes de la Tamise dérobent à toutes choses leurs contours définis. « Que de choses extraordinaires, mais ne durant que cinq minutes ! C'est à devenir fou ! » écrit-il de Londres à sa femme Alice, en 1901. Il eut en cours jusqu'à quarante-quatre toiles en même temps, ce qui laisse imaginer l'envergure de ce défi pictural. Proche de la recherche de Monet, Fujiko Nakaya (née en 1933), sculptrice japonaise, passionnée par les phénomènes naturels qui se forment et se dissolvent instantanément, est la première artiste à créer, en jouant avec l'eau, l'atmosphère, le vent et le temps, des sculptures à partir du brouillard. « Je crée une scène pour y laisser la nature s'exprimer, dit-elle. Je suis une sculpteuse de brume, mais je n'essaie pas de la modeler. » Ses sculptures, éphémères, sont destinées à « divertir les gens », précise-t-elle, à leur permettre de " marcher dans les brumes et [à] contenter les sens autres que la vue, surexploitée dans la société d' information".
Ici vidéo sur le travail de l' artiste
Lionette Arnodin Chegaray
in La pluie, le soleil et le vent Une histoire de la sensibilité au temps qu' il fait dirigé par Alain Corbin Aubier édieur 2013.
L' ensembles des photographies Versus 2014.