" Voir la nuit signifie voir pendant qu'il fait nuit, mais aussi voir cet objet particulier qui s'appelle nuit : irracordable à tout autre, isolé de chacun en même temps qu'ils en sont tous atteints et, en quelque sorte, rejeté par eux : parce qu'il n'a pas de dimensions et qu'ainsi il les abolit tous en les recouvrant (références rhétoriques : voile, creuset, tombe, manteau). Voir pendant qu'il fait nuit - c'est plus particulièrement le fait des chats et des nyctalopes - suppose les yeux ouverts tandis que voir l'objet nuit se peut pareillement qu'ils soient ouverts ou fermés : l'objet nuit, donc, une sorte d'anti-objet, non qualifiable à la manière dont on le fait de tous les autres (parce qu'il est soumis à une approche autre) ou encore : lui seul, lui étant là, et sa fréquence égale à celle du jour, à faire l'objet d'une vision autant que d'une vue. Et puisque ce n'est que ce qui n'est pas là qui fait l'objet d'une vision, non d'une vue, la nuit est et n'est pas là.
Mais aussi les deux significations que comporte « voir la nuit » s'accorderont dans la profondeur du miroir. Sans doute parce que celui-ci n'étant que surface, sa profondeur inventée provoque par son inexistence le désir de pénétrer, au même titre que l'abolition de l'objet par la nuit suscite son fantasme obsédant. Car on ne voit la nuit que si le miroir est là et si elle y est entrée, recouvrant le verre de signes et d'un certain bleu glacé, la couleur même de la nuit. (Qualifiée bleue si le bleu, et il en sera de même quand il s'agira du ciel ou de l'eau, informe d'un objet dont la surface et la profondeur se confondent et sur lequel l'avancée du regard s'interrompt et se propage tout à la fois). C'est trop peu de dire que le miroir reflète la nuit : son opacité la voit et la relate au regard comme si elle n'était pas là devant, mais pâle derrière l'œil, invisible."
Jean Tortel Le discours des yeux Editions Ryoan-ji 1982.
L' ensemble des photographies originales, Versus 2014 France.