" Abordant maintenant l'expérience artistique, nous pouvons constater ici que le rôle de la volonté est exactement le même que dans la poursuite de la connaissance. Que nous allions ou non au théâtre dépend de notre volonté; et si, en sortant du théâtre, nous disons notre sentiment sur la pièce, ou le gardons pour nous, ou décidons d'aller revoir le spectacle plutôt que de nous fier à notre première impression, notre volonté est à chaque fois engagée. Toutefois, en présence de la pièce, notre réaction ne serait ni sincère ni juste si nous ne suspendions temporairement notre volonté. Les personnes qui jamais ne peuvent oublier ce qu'elles veulent et exercent leur volonté propre en présence d'une œuvre d'art s'excluent de toute expérience artistique authentique. L'œuvre d' art exige, non moins qu'une vérité, un oubli sincère et complet du moi — attitude qui répugne à bien des gens, quand d'autres s'y abandonnent avec beaucoup de naturel .
Et ce qui est vrai du spectateur ne s'applique pas moins à l'artiste. Dans le moment de création, il doit suspendre sa volonté personnelle; sans quoi son œuvre sera controuvée et forcée — ou, comme disent fort justement les Français dans un terme de censure esthétique, « voulue », c'est-à-dire guindée et laborieuse. Un acte tyrannique de la volonté dénature l'art autant qu'il dénature la croyance. Seul un artiste fourvoyé « veut » son art. Aussi Keats associait-il la puissance poétique à ce qu'il nommait la « faculté négative » (négative capability) ; et des divins transports de l'âme, Byron écrivit que :
...'tis in vain
We would against them make the flesh obey —
The spirit in the end will have its way.
C'est en vain
Qu'à leur encontre nous ferions ployer la chair —
L'esprit finira toujours par triompher.
Mais cela ne signifie pas pour autant que la volonté de l'artiste ne soit point impliquée lorsqu'il se prépare à de tels instants de transport par des exercices et un entraînement réguliers. L'imagination a besoin d'une grande quantité de stimulants et de contraintes pour s' exprimer au moment opportun du plein épanouissement.
C' est aussi par un acte de volonté que l'artiste laisse paraître l'œuvre inachevée, qu'il la retient, qu'il la néglige, ou encore qu'il en fait, ou refuse d'en faire, quoi que ce soit. Tout en étant absolument hors de portée de la volonté, l'acte créateur est ainsi entouré d'actes qui, eux, sont voulus par l'artiste : ils répondent à diverses questions portant sur ses points de départ, le choix d'une échelle, par exemple, ou d'un moyen d'expression, ou encore des parties du cadre idéel général à l'intérieur duquel il laisse œuvrer son imagination. Autant de questions qui se posent dans les propylées de l'art, même si elles ne trouvent leur ultime solution que dans le saint des saints.
Il s'ensuit que le sujet de cette dernière conférence — « Art et volonté » — renvoie aux propylées de l'art par opposition au temple. Lorsque nous traitons l'art comme sacro-saint, nous faisons de toute évidence référence au temple et à rien d'autre : là, l'artiste est nécessairement seul avec son génie. Mais dans les propylées, il ne faut pas le laisser seul. Et pourtant, là encore nous le laissons seul parce que nous englobons le portique dans la même vénération que nous vouons au sanctuaire. Même dans l'exercice de la volonté de l'artiste, nous pensons qu'il ne faut exercer sur lui aucune pression, de crainte que celle-ci ne bouleverse son inspiration, en sorte que c'est in vacuo qu'il en est réduit à arrêter toutes ses décisions préliminaires. Pour qui va-t-il mettre en chantier une nouvelle œuvre, à quelle fin, pour quel endroit, à quelles sources va-t-il puiser ses thèmes? Autant de questions auxquelles il est rare qu'une commande extérieure ne vienne lui suggérer des réponses; en règle générale, on lui laisse le soin de trouver des solutions à force d'imagination et d'inventivité. Ainsi faisons-nous peser un fardeau excessif sur le choix personnel de l'artiste, parce que, au contraire des âges artistiquement plus doués et vivants, il n' est donné aucun point de référence. Toujours est-il que le propylée est vide. Les seules personnes que l'on y croise sont un petit cercle d' amis et l'agent de l'artiste qui se trouve là pour affaires. Le mécène reste modestement dehors et attend.
Il est fort peu probable, de nos jours, qu'une personne souhaitant acquérir un tableau indique au peintre ce qu'elle attend de lui; telle conduite lui paraîtrait désobligeante. Elle visitera, de préférence, une exposition où l'on peut acheter des œuvres d'art toutes faites; et l'ayant acquis, elle s'en félicitera comme d'une « trouvaille », d'une sorte d'« objet trouvé ». Les héroïques batailles opposant artiste et mécène qui emplissent les annales de la Renaissance sembleraient déplacées et stériles à l'amateur moderne."
Edgard Wind, Art et Anarchie NRF/Gallimard 1988 traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat.
Photos Versus 2013.
1) Sculpture originale de Bernard Lachaniette.( courtoisie Gal. le Cadre Cahors.)
2) et 3) Collège des Jésuites XVIIè et XVIIIè. devenu collège Gambetta, Cahors.
je ne laisse pas par volonté une peinture inachevé..mais par blocage personnel...:))
RépondreSupprimerCe blocage " personnel", n' est-il pas volonté d' atteindre, de parvenir en fait, à autre chose?
SupprimerUn autre but?
Belle métaphore.
RépondreSupprimerDe la même manière que la tragédie grecque donnait un cadre esthétique à un problème (posait une question destinée à être débattue), les temples donnaient un cadre à une croyance, à une pratique religieuse collective.
Les propylées sont vides, l'art étant devenu une réponse singulière à un problème singulier, la solitude du créateur est immense, tout reste à trouver, et à prouver.
Depuis 1988, le vide n'a cessé de se creuser avec les dérives de l'art dit contemporain dont la seule référence est sa financiarisation. On peut gloser à l'infini sur les conditions de production de l'oeuvre : volonté ou pas, les marchands sont dans le temple.
L'art n' est plus discuté en lui-même ni par les mécènes ni par les spectateurs.
SupprimerIl est en effet dès sa parution "sanctuarisé", nouvelle religion sécularisée avec ses dogmes et ses grands prêtres officiants, les artistes.
Et comme pour la multiplications des religions quasi individuelles, chacun y va de sa croyance/pensée/pratique personnelle?
Véronique
Albi
Vous avez raison, l'artiste en quelque sorte est entré dans le sanctuaire directement sans s' arrêter ou être arrêté au propylée.
RépondreSupprimerE. Wind mentionne dans la suite de son texte les houleux débats entre mécène et artiste à la Renaissance ( période dont il est un spécialiste pointu).
L' art est sanctuarisé ( forme moderne de la sanctification?) sans discussion des donneurs d' ordres eux-mêmes.
Intéressante question que cette sanctification de l'oeuvre... Je n'écarte pas toutefois l'idée que cette dernière, bien souvent, nait d'un dialogue, d'échanges (directs ou indirects) nourris... qui, s'ils ne préexistaient pas, en feraient un "contenant" bien vide...
RépondreSupprimerEt petite précision : sur mes dernières images, il y a bel et bien des personnages féminins derrière les "masques", mais je tenais l'appareil photo ;))) lorsqu'elles ont été faites. Et ces photos sont nées d'une idée (et demande) de celle qui apparaît en premier (et est ma dernière ;))) mais on s'embrouille...
E. Wind, précise ses propos dans son analyse et répond d' une certaine manière à votre remarque judicieuse :
Supprimer" La communication avec l'artiste est abandonnée au marchand de tableaux, qui souvent porte sur ses épaules une responsabilité dont le mécène et le public ne veulent plus.
II serait des plus regrettables que le marchand soit à son tour évincé par le commissaire-priseur, qui, loin de stimuler l'artiste, de faire des projets pour lui ou de prendre des risques, se bornerait à le vendre.
Au XVIIIe siècle, un échange vif et animé entre l'artiste et son public était encore chose allant de soi. Hogarth se gaussa des poètes qui vivaient dans leur mansarde et cultivaient leurs lubies, de même qu'il ridiculisa les musiciens qu'exaspérait la musique populaire des rues. Le véritable artiste était en contact avec son public . Mais vinrent les romantiques, qui firent courir la fable que le poète rêvant dans sa mansarde, qui n'écrit que lorsque l'esprit le visite, est une image du poète authentique; et bien que nous la sachions largement fausse, elle hante encore notre imagination. Nous savons pertinemment que rares sont les poètes qui vivent dans une mansarde, et que, non contents de travailler régulièrement les artistes travaillent aussi plus dur et plus longtemps que les hommes d'affaires; ce qui ne nous empêche pas de rester fermemen attachés à l'idée qu'ils ne devraient travailler que lorsque l'esprit les habite, sans se laisser déranger par nos sollicitations ni refroidir par notre indifférence.
Dans cette hypothèse, le rapport entre l' artiste et son public rappelle l'ancienne légende de Narcisse et Écho. La nymphe Écho aimait Narcisse, mais celui-ci était épris de son reflet et n'avait d'yeux que pour son propre visage. La nymphe aurait pu rompre le charme si sa conversation n'avait été si limitée; mais tout ce que pouvait faire la nymphe Écho, c'était de répéter les derniers mots qu'elle avait entendus. Il est peu gratifiant de converser avec un
écho, et l'on ne saurait donc blâmer tout uniment Narcisse.Nous attendons de lui qu' il pétrisse notre imagination,
mais nous oublions que nul artiste ne saurait travailler sur des matériaux qui ne lui offrent pas de résistance plastique. "