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vendredi 23 octobre 2015

O. Zadkine Voyage en Grèce







" Je n'aime pas les musées grecs. 

Je n'aime pas leur pauvreté, car je n'aime pas cet amour pour un doigt de pied ou un genou sculpté qu'on a vite ramassé, étiqueté et caché dans les vitrines.
Ce pays que l'on vole depuis deux mille cinq cents ans, et que l'on vole encore, n'a plus rien.
On ne lui a rien laissé, et toutes les plus belles sculptures ont étés amarrées aux pays loin­tains, vouées à une vie affreuse d'esclavage dans des musées, prisons peintes à l'ocre, dans une atmosphère qui sent le plâtre et l'encaus­tique, et si loin de leur soleil de Grèce. 

Quand on entre dans ces musées grecs, lais­sant derrière soi le ciel et les montagnes, on se sent comme dans un cimetière où les pau­vres ont des étiquettes et des gros numéros. Je pense que les pierres et les restes de colon­nes laissées là où on les a trouvées ont un bien meilleur sort.
Elles, au moins, n'ont pas été touchées par cette affreuse chose qu' est l'amour d'arché­ologues.
Abstraction faite de la cupidité de l'amour pour les belles choses de l'antiquité, il y a
dans leur pathétique et fatale émigration for­cée un sens, une obéissance pour ainsi dire à une mystérieuse loi d'émigration dont l'ex­plication nous échappe, mais que l'on peut tracer tout au long de l'histoire de l'humanité. Ainsi la Grèce semble être un des principaux foyers comme l' Égypte, comme les Indes et le Mexique où la plasticité comme idéologie, comme philosophie en soi, quoique subissant le martellement des influences diverses, s'est affinée, aiguisée pour devenir un événement non seulement d'un ordre esthétique et ab­strait mais une force d'une essence morale, fascinante et agissante. 

Les flots humains déferlant sur cette presqu’ile  magique, venant du Nord pour s'abreuver aux limpides sources de philosophies religieu­ses et esthétiques, ne s'en allaient jamais sans emporter ces pierres extra-ordinaires, essen­ces condensées de ces mêmes initiations qui propageaient par leur contenu et blanches surfaces la lumière apaisante de la beauté. Tout autour de ce continent ébréché et ner­veux, l'Europe en forêts immenses et impé­nétrables gardait les silences barbares et néo­lithiques de ces vallées et ces bois profonds.







Et chaque Dieu s'en allant, prenant ce che­min de l'exode vers le nord faisait avec son corps blanc aux formes et proportions célestes des trouées ineffaçables pour que plus tard les routes droites puissent allonger leurs flè­ches poudreuses tout le long desquelles la philosophie irradierait sa conquête souriante.
Je m'apprête à aller voir St Lucas qui est peut-être le monument le plus authentique de l'art byzantin campagnard des onzième et douzième siècles.
Dans une auto, à côté d'un chauffeur mani­ant sa Ford comme un sabre; ce grec au teint halé, vrai enfant terrible, dont les yeux ont reflété tous les précipices et toutes les mon­tagnes de la Grèce, savait de son pays, non seulement les distances kilométriques mais aussi chaque ruisseau, chaque pierre et tous les trous qui encombraient les routes et les chemins.
Il les évitait avec un art qui très souvent faisait dresser mes cheveux. 

Nous longeâmes le blond Parnasse par une route qui ressemblait à un lacet mais un lacet déchiqueté et impuissant, s'accrochant aux furieuses coulées rocheuses de toute son âme étroite et empierrée.
Le Parnasse est blond et ses étroites vallées, des veines noires, dramatiques. Kirphis, son ami de toujours, à force d'assis­ter à la célébrité de son ami est devenu aigri et sombre. Son corps mou s'est couvert d'un poil végétal et brun, repaire de sangliers et de bandits, lauriers misérables en comparai­son de tous les grands et petits dieux qui ont séjourné chez son voisin favorisé. 

Le lit de Pléistos fait la démarcation entre deux royaumes, entre deux mondes ainsi qu' entre deux poussières.
Or celle du Parnasse est faite de marbres gris et verts et la poussière qui voilait nos cils, nos cheveux, et les sourires du chauffeur, était blonde.
Kirphis au contraire étant d'un rouge sang et jaune brun, nos lèvres se couvraient d'une céramique brune, lie de vin. Les villages hauts si rares, sont étages comme des aoules géorgiens, en terrasses striées de courants d'eau qui les sectionnent en tranches de tartes d'un art de confiserie très com­pliqué."


Ossip Zadkine, Voyage en Grèce Trois lumières, Librairie Galerie La Hune Paris 1955. 







Illustration, édition originale ( très rare!) de 1955 du livre d' Ossip Zadkine bien complète de sa page libre recto-verso d' errata.
Photo 2, détail de la couverture.
Photo 3, extrait des pages 64 et 65 de cette édition.
Collection Versus. 

4 commentaires:

  1. Le pillage des œuvres d'art en Grèce, en Afrique, en Asie, en Inde... Après la colonisation, les explorations, un marché souterrain et des œuvres gardées jalousement dans des lieux privés pour le plaisir égoïste de quelques nantis. Ce texte est amer. Il a raison de l'être.
    A Paestum, au sud de l'Italie, là où il reste trois temples grecs, André Suarès passe et écrit :
    "A Paestum, la solitude est encore pleine de poésie. (...) C'en est fait de l’Élysée, du Parnasse, de la culture et des senteurs les plus exquises. (...) A Paestum, désormais, (...) il y a moins de roses que d'asphodèles. Cette herbe funéraire est partout, jaune ou blanc, l'humble lis des tombes, l'asphodèle pique le sol de ses mornes étoiles, de ses grappes tristes et funèbres."

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    1. Il est peut-être amer, ce texte, mais il nous trace d' une certaine manière le retour au classique, à l' âge classique de la sculpture grecque pour Zadkine.
      Il va falloir perpétuer avec nos moyens propres se dit le sculpteur, la continuité dynamique de la pierre. Et cela avec peut-être aussi d' autres matériaux.
      Il y a aussi cette sensible oscillation entre : " ces pierres extra-ordinaires, essen­ces condensées de ces mêmes initiations qui propageaient par leur contenu et blanches surfaces la lumière apaisante de la beauté." et " les silences barbares et néo­lithiques de ces vallées et ces bois profonds."
      Il se joue en ces moments là, le partage concret de son temps, de sa pratique et de sa pensée entre Paris , son nouvel atelier, et le Quercy, les Arques plus précisément :
      entre la pierre ordonnée ( qu' elle soit taillée ou édifiée ) et la marque inscrite sur la paroi néolithique.

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  2. Les œuvres doivent-elles voyager ou être détruite sur place comme c'est maintenant la tendance ?

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    1. Les œuvres voyagent, il s' agit du commerce des biens et des idées dans le sens d' avoir commerce avec quelqu' un ou quelque chose.

      L' être humain a souvent détruit pour rebâtir par dessus ( j' allais dire "le marché" puisqu' il s' agit d' échange, de commerce...) c' est la richesse des ruines!
      Il y avait souvent une réutilisation ingénieuse des matériaux.

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