" L'erreur des peintres peut se dire en peu de mots : elle tient à un narcissisme et une volupté. Volupté d'Ingres dans le tracé des formes de ses femmes au bain ; volupté de Delacroix dans l'"expressionnisme" des couleurs des femmes d'Alger ; volupté plus vulgaire - et paradigmatique pour un Proudhon qui voit poindre les cornes du diable dans toute chevelure féminine - chez ces peintres moins doués qui appâtent le client par la rondeur et le modelé d'une forme féminine. En perdant l'idée qui doit commander aux sens et à l'imagination et en lui substituant la fausse primauté d'un "art sans idée", la peinture s'est perdue. C'est en raison de cette perte que l'artiste s'est séparé de la société. Il a voulu la solitude : qu'il ne s'étonne point que le public s'intéresse davantage à l'industrie qu'à l'art. Au moins, l'industrie, elle, est indiscutablement utile.
Tant que durera l'erreur des peintres, l'art pour l'art, tautologie qui fait passer le moyen pour la fin, la méthode pour le but, et n'a pas plus de poids moral que "l'argent pour l'argent", l'art sera délaissé par le public parce qu'inutile ou démodé. La représentation des nudités féminines ne peut rien y faire : il y a plus de "sex-appeal" dans l'Exposition des produits de l'industrie que dans tous les Salons de peinture. Les produits de l'industrie sont la beauté moderne. La locomotive de Gautier n'est pas seulement une métaphore, elle est la gardienne du temple. C'est elle qui introduit à l'industrie et fait passer le seuil qui conduit à la raison. "Quatre locomotives gardaient l'entrée de l'annexe des machines, semblables à ces grands taureaux de Ninive, à ces grands sphinx égyptiens qu'on voyait à l'entrée des temples. L'annexe était le pays du fer, du feu et de l'eau ; les oreilles étaient assourdies, les yeux éblouis (...) tout était en mouvement ; on voyait peigner la laine, tordre le drap, tondre le fil, battre le grain, extraire le chardon, fabriquer le chocolat". Qu'est-ce qu'une odalisque devant une locomotive ? Une illusion de chair peinte pour exciter les sens devant la raison et l'idée devenues métal. Il faut décidément à l'artiste rattraper son époque, l'époque de l'industrie. En ce sens, cette fois, l'art sera "industriel" ou ne sera pas.
Qu'est-ce qu'un art "industriel" ? C'est un art "en situation", dit Proudhon, un art fonctionnel. Ainsi la vraie musique ne saurait-elle être celle qui s'exécute au concert, en effet coupée de toute relation à la "vie réelle", et par là artificielle. La vraie musique ne peut-être qu'une musique en situation : celle de la parade ou celle de la messe. Alors, elle s'égale aux grandeurs de l'industrie. La situation, n'est-ce pas en effet la réussite même des constructions de l'industrie ? Allez donc voir les Halles centrales de Paris, cette architecture de fer où l'art du constructeur est étroitement adapté à une situation. Non seulement elle est utile, mais aussi elle est belle par l'effet même de la rationalité et de la fonctionnalité. Parce qu'il est rationnel, c'est-à-dire parce qu'il est non-arbitraire, cet art fonctionnel établit un rapport et un lien avec la collectivité qui est l'effet même de son utilité. L'art fonctionnel a une "puissance de collectivité", il est en résonance avec le peuple, le contraire même de cet art dissonant qu'exaltent la subjectivité, le narcissisme et la volupté de l'artiste.
C'était aussi - quoique de manière déplacée - l'idée du Baudelaire de 1851, peut-être influencé par Proudhon (ou source de Proudhon ?), lorsqu'il faisait de Pierre Dupont le poète du jour, non pas parce qu'il était d'origine populaire, mais parce qu'il était représentant et représentation de l'époque. Dans l'art de Pierre Dupont, le public retrouvait une vibration populaire. Après l'ennui distingué de l'académisme gris, il retrouvait de l'humanité. C'est pourquoi les poèmes de Dupont pouvaient régénérer l'art. Pierre Dupont avait été, selon le Baudelaire de 1851, et même si celui-ci n'y croyait qu'à moitié, l'incarnation de ces vibrations populaires dont "le goût infini de la république" excédait la politique pour atteindre à l'universel d'une époque qui instituait l'égalité comme forme du moderne jusque dans cet habit noir uniformisé qui en était le signe de reconnaissance. De même, dira Proudhon, pas de modernité esthétique qui ne soit dans le même mouvement modernité idéologique et sociale, modernité dont les canons sont fournis par l'industrie et la raison qu'elle met en acte.
L' art ne saurait être pure mimèsis, ni pure expressivité d'une subjectivité trop particulière ; il est un mixte qui allie la beauté à l'utilité sous la direction de l'idée et de la raison. "La faculté esthétique, écrit Proudhon, est faculté féminine" ; elle doit donc être soumise à la virilité du rationnel ; elle est à la fois nécessaire et insuffisante et "s'énerve" dans l'arbitraire jusqu'à ses noces avec la raison. La raison selon Proudhon, c'est le muscle selon Flaubert, c'est ce qui tient à distance l'hystérie. Proudhon inscrit dans le registre du négatif ce que Baudelaire inscrit dans le régime du positif : les nerfs de Delacroix sont la marque de son âme, génie androgyne selon Baudelaire, hystérie de Narcisse selon Proudhon."
Joan Borrell
L' artiste-roi essai sur les représentations Aubier- Bibliothèque du Collège International de Philosophie 1990.
L' ensemble des photographies Versus.
Très intéressante polémique pour une admiratrice de tous les grands travaux publics y compris parfois des modestes voiles d'auto-routes....
RépondreSupprimerDe l' art pour l' art à l' art industrie, ne sommes-nous pas parvenu à un art financier?
RépondreSupprimerA chaque époque ses problèmes complexes à l' art...et ses définitions oscillantes.
SupprimerC un art qui s'inspire des formes de la nature tout industriel qu'il est, il se matérialise dans des pièces uniques
RépondreSupprimerIl me semble que la nature n' est pas le seul motif de l' art industriel. Des thèmes comme ceux du mouvement, du franchissement de (des) l' espace, etc... ont donné de beaux résultats.
SupprimerLes bouches du métro parisien par exemple, inspirées de la nature furent exécutées en série.
Ah oui j'avais oublié les bouches du métro parisien.... Évidemment il y a plusieurs stations... L'Art Nouveau peut être industriel?
SupprimerMais vous devez savoir que les pièces des structures métalliques étaient moulées?
SupprimerL' idée de série est d' ailleurs une des composantes de l' art industriel.
Bien à vous.
On peut d' ailleurs relever quelques figures marquantes qui originèrent leur création à partir des effets du progrès technique et industriel : Duchamp, Marinetti, Andy Warhol, le Bauhaus...
RépondreSupprimer"la vraie musique ne peut être qu'une musique en situation celle des parades et de la messe....disait Proudhon avec l'avènement de l'électricité de la production en série, production industrielle on est pourtant loin d'être en situation d'ailleurs une partition peut s'imprimer à l'infini
RépondreSupprimerExcusez-moi mais je n' arrive pas bien à savoir où vous voulez en venir.
SupprimerBien à vous.
Pour en revenir à Duchamp.
RépondreSupprimerChez lui, la technique n'est plus un savoir-faire que l' artiste met au service d' une recherche de la beauté. Elle n' est plus un ensemble d' objets représentable. Elle fait partie du décors et Duchamp en prend acte. Il lui emprunte des objets et les détourne de leur fonction. Il impose son pouvoir de créateur à un urinoir qui est déjà une œuvre fabriquée. Il exploite des possibilités optiques et mécaniques qui le font douter des techniques artistiques traditionnelles :
" C' est fini la peinture
Qui ferait mieux que cette hélice?
Dis, tu peux faire ça?"