" Aujourd'hui, c'est vrai, notre époque est devenue plus patrimoniale. La mémoire nous hante davantage. Nous sommes tous conscients qu'un changement de « régime d'historicité » s'est produit. Il se peut que l'abondance des travaux menés sur nos institutions et nos disciplines soit signe moins de notre dynamisme que de notre mélancolie. Pourtant, je trouve ces entreprises salubres et même indispensables. Après mon livre sur Bernard Fay, en vue duquel j'avais dépouillé les archives du Collège de France pour les années 1936-1946, je me suis lancé dans une histoire des chaires du Collège. L'étude des propositions de chaire retenues ainsi que des propositions écartées permet de dessiner, à côté du Collège réel, un Collège virtuel, tenant compte de tout ce qu'il aurait pu être et constituant une entrée dans une histoire des disciplines en France aux XIXe et XXe siècles, de la manière dont certaines ont été admises, d'autres retardées. C'est un projet qui me tient à cœur, et il ne me semble nullement motivé par le passéisme. Les disciplines et les institutions ont besoin d'histoires critiques pour faire leurs comptes et se projeter dans l'avenir, qu'elles relèvent des sciences humaines et sociales comme des sciences dures. Dans nos disciplines littéraires, où l'on ne peut jamais dire qu'une méthode est éliminée pour toujours et qu'elle ne reviendra jamais, c'est particulièrement nécessaire. La théorie a renouvelé notre intérêt pour la rhétorique, que l'histoire littéraire croyait avoir définitivement démodée. De même qu'aucune méthode ne peut être considérée comme un dogme incontestable, aucune ne peut être tenue pour morte à jamais. Pour éviter les restaurations mécaniques et les répétitions régressives, pour contrôler l'éclectisme, rien ne vaut la conscience historique des disciplines et des méthodes.
J'ai réédité plusieurs critiques littéraires, notamment Albert Thibaudet, le plus répandu de l'entre-deux-guerres. La critique, même ancienne, a toujours quelque chose à nous dire, ne serait-ce que pour nous épargner la redite, pour nous dégourdir. Mais j'admets que cette curiosité pour nos prédécesseurs peut être maléfique, si nous nous contentons, une fois Sainte-Beuve, Brunetière, Lanson ou Thibaudet remis en circulation, de répéter leurs gestes critiques ou seulement de les rafraîchir. La réflexion sur notre histoire disciplinaire vise à prévenir cette tentation ; la connaissance des pratiques passées facilite le renouvellement. Pour cette raison, l'histoire des disciplines et des institutions ne me semble pas du tout rétro. Au contraire, on ne s'y est pas encore assez exercé."
Antoine Compagnon, Une question de discipline Flammarion 2013, pp. 151-152.
Photos Versus 2013.
"…pour contrôler l'éclectisme.." Comme c'est étrange.
RépondreSupprimerMot peut-être un peu malheureux que ce contrôle.
SupprimerMais si on le remplace par le mot synonyme, vérification, par exemple?
Soleil pour une marche nordique, ici.
Bien à vous.
Qu'il s'agisse des prix Goncourt, des chaires au Collège de France, de la critique littéraire (ou du Patrimoine) toutes ces analyses historiographiques ne prennent pleinement leur sens, me semble-t-il, que dans une approche comparée qui permet d'enrichir l'histoire de la discipline en l'ancrant dans l'histoire des idées en général
RépondreSupprimerTout à fait Louise B.
RépondreSupprimerAntoine Compagnon s' en explique dans son entretien :
J.-B. A. - L'un des griefs avancés contre une certaine histoire littéraire était qu'elle versait dans une forme d'évolutionnisme. Est-ce ainsi que vous concevez l'histoire de la littérature ? Vous vous êtes intéressé à Brunetière, le théoricien de l'évolution littéraire...
A. C. - Le premier grief formulé contre l'histoire littéraire, c'est qu'elle avait réduit l'étude des textes à la recherche des sources. Bien avant la nouvelle critique, on l'a reproché aux disciples de Lanson lors d'une virulente « Querelle des sources » des années 1920. Le lansonisme n'est jamais parvenu au stade de la grande synthèse sociologique, mais il en est resté à l'étape liminaire de l'analyse positiviste. Lucien Febvre devait opposer à son ambitieux programme d'une histoire totale de la littérature le catalogue des étroites monographies qui étaient réalisées. Les manuels lan-soniens, objectait-on, se limitaient à des défilés d'hommes et d'œuvres. Lanson n'a pas poursuivi la recherche des lois de l'évolution littéraire qu'avait menée Brunetière, son prédécesseur et maître, fortement marqué par le darwinisme contemporain et encore plus discrédité que Lanson en raison de son scientisme. Lorsque je défends l'histoire littéraire, j'entends le souci du moment, de la contextualisation des textes, de leur singularité, nullement la systématisation du mouvement littéraire.
Toutefois, la théorie de l'évolution formulée par Brunetière, de même que l'histoire littéraire de Lanson, n'est pas aussi médiocre qu'on a bien voulu le dire. Par certains côtés, je lui trouve des ressemblances suggestives avec l'esthétique de la réception de Hans Robert Jauss, le théoricien allemand qui a cherché à renouveler l'histoire littéraire dans les années I960, à la rendre moins dépendante des auteurs, des sources, et plus proche des lecteurs, de l'interprétation. Il l'a réconciliée avec l'herméneutique afin de comprendre la nouveauté d'une œuvre en reconstruisant l'attente des lecteurs au moment de son apparition. Si l'on ne prend pas les considérations de Brunetière sur les genres en trop mauvaise part, on s'aperçoit que son idée de l'évolution littéraire est fondée sur la percep-
tion de schémas de lecture. Ce sont les façons de lire qui rendent possible, à un moment donné, telle évolution littéraire, et transforment donc la littérature. Ces façons de lire, ces schémas de lecture, c'est cela qu'il appelle genres littéraires lorsqu'il décrit leur évolution. Qu'est-ce qu'un genre, dans une telle acception, sinon ce que Jauss appellera plus tard un « horizon d'attente » ? Il me semble que la meilleure définition qu'on puisse donner du genre littéraire est en effet celle d'un horizon d'attente. Or c'est bien ainsi que Brunetière le faisait fonctionner.
Cette proximité entre le genre et l'horizon d'attente explique d'ailleurs que Le Démon de la. théorie ne comporte pas de chapitre sur le genre. On me l'a souvent fait remarquer. Mais j'ai toujours considéré le genre comme une catégorie relevant de la lecture, ou du moins comme une catégorie plus intéressante, plus opératoire, si on la concevait de la sorte, plutôt que si l'on s'en servait comme d'un élément de classification des textes."
Pour donner suite encore à votre souhait d " une approche comparée qui permet d'enrichir l'histoire de la discipline en l'ancrant dans l'histoire des idées en général ", Louis Blau, il vous faut lire le remarquable, que dis-je l' exceptionnel travail de Pascal Engel à propos de l' œuvre de Julien Benda, c' est ici :
RépondreSupprimerhttp://www.ithaque-editions.fr/livre/36/Les+Lois+de+l---esprit+-+Julien+Benda+ou+la+raison
Vous y trouverez le détail des chapitres de son analyse, les articles qui recensent son essai et encore ci-dessous, dans une vidéo les liaisons intellectuelles de recherches avec l' essai d' Antoine Compagnon sur les anti-modernes dans lequel il était déjà question de Julien Benda :
http://www.youtube.com/watch?v=FLRjPEqH1bY
Belles contributions photographiques à la mémoire du patrimoine.
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