Walter Benjamin
Abécédaires du siècle dernier*
" Aucun palais royal, aucun cottage de milliardaire n'a connu le millième de l'amour voué au cours de l'histoire culturelle à l'enjolivement des lettres de l'alphabet, en raison d'abord de la joie prise à ce qui est beau, la joie d'honorer ces lettres ; mais en obéissant aussi à une intention rusée. Les lettres sont, en effet, les colonnes d'un portail où il serait tout à fait possible d'inscrire ce que Dante a lu sur le fronton de l'enfer, mais ici, leur forme brute et originelle étaient censées ne pas effrayer les petits qui peu à peu en franchissaient le seuil. Chacun de ces pilastres était donc décoré d'arabesques et de guirlandes. Et pourtant c'est tardivement qu'on a enfin compris qu'on ne rendait pas les choses plus faciles pour les enfants en surchargeant les structures des lettres d'ornementations afin de les rendre plus séduisantes.
Les lettres, par ailleurs, commencèrent très tôt à rassembler autour d'elle une cour d'objets. Les plus vieux d'entre nous ont encore, une fois leur journée faite, accroché leur chapeau à un C, regardé la souris grignoter innocemment un S, et appris que le R était la partie la plus épineuse de la rose. Avec l'ouverture émouvante, parcourant l'Europe des Lumières, à des populations étrangères, à des enfants, à des déclassés, avec le rayonnement de l'humanisme dont l'époque classique ne fut en fait que le crépuscule, les livres de lecture furent soudain placés sous un tout autre éclairage. Les petits objets illustrés qui, jusque-là, paressaient non sans gêne autour des lettres dominantes, voire étaient serrés dans des cases aussi étroites que les fenestrons des façades bourgeoises du XVIII ème siècle, lancèrent soudain de révolutionnaires slogans. Les anges, apothicaires, artilleurs, aigles et ânes, les écureuils, éléphants, escargots ; écuyères, échansons, les Danois, dragons , dindons et dompteurs découvrirent leur solidarité. Ils convoquèrent de grandes assemblées ; les députés de tous les A, B, C, etc., surgirent, et leur débats furent tumultueux. Quand Rousseau dit que toute souveraineté provient du peuple, ces conventionnels proclamèrent haut et clair leur résolutions : « L'esprit des lettres provient des choses. Nous, nous avons marqué les lettres de notre être qui est celui-ci et pas un autre. Ce n'est pas nous qui sommes vos vassaux, au contraire, vous n'êtes que notre volonté générale exprimée. »
Traduction de l'allemand par Marc de Launay.
1. « Pour la femme », supplément de la Frankfurter Zeitung, 12 décembre 1928 (Archives Benjamin : D 502). Benjamin possédait l'une des plus grandes collections allemandes de livres d'enfants (cf. lettre du 23 juin 1932 à l'éditeur Richard WeiEach).
Cahier de l' Herne 104 Walter Benjamin.
Photos Versus 2014.
Faire que les mots se tiennent encore debout...
RépondreSupprimerEt leur support, les lettres...
Supprimerj'aime beaucoup, les mots, les lettres plic ploc en agencement sur les murs, partout, les abécédaires, les bouliers conteurs ... merci pour le texte.
RépondreSupprimerOui, lorsque ça glisse du vocable au visuel cela se voit!
SupprimerJe ne connaissais pas...et j'ai beaucoup aimé...merci pour ce partage...les photos ....Bonne soirée, Versus...
RépondreSupprimerAlors si vous ne connaissez pas je vous conseille vivement le Cahier de L' Herne 104 d' où est extrait ce texte.
SupprimerBonne fin de soirée à vous aussi!
Éternelle jeunesse de la typograph(i)e !
RépondreSupprimerÉternel, on ne sait pas...Permanence du plomb sculpté du caractère, cela est certain!
SupprimerIl s' agit de langage cousu main, de la graphie avec fil.
RépondreSupprimerVotre image tisse la trame d' une histoire à venir...
SupprimereXtrA !
RépondreSupprimer" L' avenir existe déjà, répondis-je, mais je suis votre ami. Puis-je encore examiner la lettre?"
Supprimer( J.L. Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent folio Gallimard.)
Superbe. Merci.
RépondreSupprimerBonheur partagé alors!
SupprimerJe suis perplexe... Les premières lettres tracées par l'enfant sont nues. Elles sont victoire. Enfin, il peut entrer dans le signe qui fait lien, dans le signe qu'il devra encore apprivoiser pour lire et être lu, pour écrire et communiquer par cette écriture.
RépondreSupprimerLa lettre ornementée, déviée de son utilité originelle est affaire d'esthète, de créateurs, de ceux qui lient le sens à l'image ou le détournent.
Je suis divisée entre la forme et le sens, les symboles.
Je pense à tous ceux laissés en marge de la lecture et de l'écriture, condamnés à l'oralité ou aux signes des mains.
Pourtant, j'apprécie le rapport du texte à l'image dans la ville et les livres. Mais les signes de plomb, typographiques, sont là dans ma mémoire attendant le message à imprimer, à diffuser.
Walter Benjamin... Quelle intelligence ! quel éclaireur...
Alors, si la lettre est " déviée de son utilité originelle " Christiane, c' est que l' on joue avec elle, que l' on se joue d' elle...
SupprimerComme l' enfant qui connait le jeu avant l' écriture.
Les lettres de l' enfant, avant qu' on lui indique comment les " tracer", n' évitent pas les monstruosités, les déraillements de formes, les fantaisies graphiques, celles-là mêmes qu' un "artiste" adulte recherche par ascèse ou épure...
Et ceux justement qui sont " laissés en marge ", dessinent parfois plus librement que ces enfants " normaux", corsetés par le principe de réalité.
( J' ai lu dans le silence vos passionnantes interventions chez P.E. Un grand bravo pour vos lectures attentives, comme ici, d' ailleurs!)
C'est compliqué, cher ami...
RépondreSupprimerLa lecture et l'écriture passent par un code graphique pour lesquelles un apprentissage impose à l'enfant un raidissement.
j'ai connu l'époque des porte-plumes et encriers, des pâtés, des buvards ! Mais une fois acquises, que de liberté.
Quant à la forme divagante des lettres en liberté, elles me charment, aussi.
Comme à la marelle, un pied dans le ciel et l'autre dans l'enfer-mement ! (Mon palet divague et je saute à cloche-pied de l'un à l'autre...)
Oui, la marelle est une " maison ", aussi!
SupprimerUne réflexion qui concerne la formation d' une lettre, d' un mot comme un monde...
RépondreSupprimer" Aux sources des sociétés humaines, il y a l'art ; aux sources de la vie, il y a le jeu... Le monde du jeu et le jeu de l'art s'attirent invinciblement. L'art, c'est l'enfance retrouvée. Le jeu n'est pas seulement un excès d'énergie qui se dépense. Il est aussi la recherche de l'accord et de l'harmonie des facultés. Action, rêve, prise sur le monde et fuite du monde, c'est le même effort pour inventer des formes qui délimitent et exorcisent en même temps les mondes obscurément pressentis, pour organiser une fonction qui tend à s'établir par des essais innombrables et dont combien peuvent sembler futiles ! Ce n'est pas par hasard que les êtres les plus apparemment démunis semblent souvent rejoindre ceux qui passent pour les plus doués. C'est le même cheminement obscur qui retrace pour chacun d'eux le lent chemin des traditions humaines. Nous trouvons la roue solaire dans des civilisations à qui la roue utilitaire n'était pas connue. Avant même l'expérience objective, il y a l'expérience intérieure. Il en va de même des maisons, des bonshommes qui fleurissent dans les C.A.T. Artistes et handicapés se rejoignent profondément dans l'esprit d'enfance : ils ont d'abord besoin d'images premières. Les uns s'efforcent de revenir à ces images, contre leur nature même et avec les moyens qui leur sont propres ; les autres, de les remonter et de retrouver à travers elles le chemin d'un « moi » perdu. Toute matière, toute couleur peut devenir un élément propre à receler ou manifester les messages qui lui sont confiés. Ainsi peut être réveillée une imagination active, et particulièrement tous ces éléments de la pensée inconsciente que Bachelard groupait sous le nom d'imagination matérielle.
Les difficultés rencontrées, les résistances du matériau, l'opposition à celui-ci ne font qu'inciter et stimuler la curiosité, puis la volonté. Et si nous trouvons au départ des images aussi simples et inlassablement répétées que la « maison », n'oublions pas que ces images, petit à petit, peuvent fouiller la maison de la cave au grenier.
Les images ne s'isolent jamais dans leur signification, mais tendent toujours à la dépasser. Qu'est-ce que l'imagination, sinon le sujet transposé dans les choses. Les images portent toujours la marque du sujet pour le porter plus loin. Chaque progrès donne un nouvel espoir suspendu à la solution d'une nouvelle difficulté. Le territoire primitif se trouve sans cesse élargi."
Jean Revol, Art de débiles Débiles de l' art? La Différence éditeur 1987.
Nos commentaires se sont croisés, christiane!
SupprimerMais mon dernier commentaire répond au vôtre.
Bien à vous.
La lettre est liée à l'écriture pas au langage. Que se passe-t-il si la lettre s'absente ? Que se passe-t-il si elle se cache dans l'image (Dufy- Picasso- Braque - Delaunay/Cendrars - R.Hausmann - Miro- M.Ray - Magritte - Herbin...), les affiches aussi, les enveloppes folles ? On peut alors entrer en poésie. Je pense aux calligrammes de Guillaume Apollinaire. Aux voyelles de Rimbaud. A Michaux...
RépondreSupprimerMais avant il faut les connaître, ces lettres, ces alphabets...
La lettre est un langage me semble-t-il, même cachée.
RépondreSupprimerCar le fait de la savoir cachée nous dit qu' elle existe virtuellement, potentiellement.
D' ailleurs, elle ne se cache pas, elle annonce, elle avoue une part d' elle même...Son retrait est aussi une part non négligeable de sa présence.Voyez en poésie!
Mais elle est invisible dans le langage oral s'étant transformée en mots, en sons, son habit pour l'oreille de celui qui écoute...
SupprimerVous êtes un poète, cher ami.
Me vient à l' esprit un formidable livre qui nous parle de cette rencontre : " La lettre et la voix " de Paul Zumthor 1987 aux Éditions du Seuil.
SupprimerMais là, on repart sur un autre sujet!
Oui, formidable ouvrage remontant à la voix au moyen-âge, puis à l'apparition du savoir écrit gardé jalousement par les moines copistes.
SupprimerLa "Vàc" (c'est à dire à la fois la Voix et la Parole) qui parcourt le monde chez Dumézil Esquisses de mythologie - Apollon sonore).
Bientôt la lutte avec l'apparition du roman. L'écriture... l'oralité... le chant/ la danse... la poésie (cette dernière, la plus proche de la musique, du rythme, du silence...) Un processus de révélation dont le parcours reste invisible. Silence de l'oiseau endormi.
Chaque écrit, chaque trace laissée sur une feuille, chaque livre sont relations, centres innombrables de relations... passerelles.
L'écriture tient captive le chant, la parole et le silence. Les lettres en sont le secret, labyrinthes du mot...
Borges parle aussi d'une lettre muette, l'aleph qui porterait l'empreinte de toute chose...
Lorsque j'ai appris les lettres à mon fils autiste il en a fait émerger des dessins. Fascinant! une découverte pour moi. Comme quoi on peut découvrir au-delà des mots
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