" Dans une littérature comme celle du siècle dernier, si dominée par la fascination de la matière, aucun écrivain peut-être ne fut aussi intensément possédé que Flaubert par le désir extatique de se perdre dans les objets. Il fixait une goutte d'eau, une pierre, un coquillage, un chapeau, et s'arrêtait, immobile, la prunelle fixe et le cœur ouvert, tandis que l'objet contemplé semblait perdre ses limites et pénétrer en lui — ou bien lui-même pénétrait cet objet : ils se serraient, se pressaient l'un contre l'autre, entraient en contact par de subtiles adhérences ; un courant subtil, fluide pénétrait de Flaubert dans les choses, la vie des éléments l'envahissait comme une sève qui monte.
Tandis que son moi s'insinuait dans les objets, il était absorbé, englouti par eux ; il perdait toute existence autonome, cependant que les choses, qui lui étaient apparues de façon distincte — une goutte, une pierre, un chapeau —, se fondaient dans une matière amorphe, pâteuse et indifférenciée. Les végétaux ne se distinguaient plus des animaux, les plantes se confondaient avec les pierres. Alors Flaubert éprouvait le bonheur suprême d'être dans tout : « m'exhaler avec les odeurs, croître comme les plantes, couler comme l'eau, vibrer comme le soleil, briller comme la lumière, pénétrer chaque atome, descendre jusqu'au fond de la matière, être la matière ! »
Mais, et c'est un autre paradoxe de Flaubert, lui qui décrivit avec une telle intensité l'extase de la matière, il fut justement celui des écrivains du XIXe siècle qui demeura le plus éloigné de la vie secrète de cette matière.
Il n'exprima jamais son caractère amorphe et indifférencié : il ne pénétra jamais, comme Tolstoï, parmi les animaux et les choses, jusqu'à devenir un chien qui chasse, un cheval qui franchit d'un bond les obstacles, un arbre immobile dans le crépuscule. S'il ne se fondit pas dans les choses, était-ce parce qu'il craignait de se perdre en elles, tant ses résistances intérieures étaient faibles ? Ou bien un idéal littéraire l'arrêta-t-il sur le seuil apparemment impénétrable des choses ? "
Texte extrait de:
Pietro Citati Le Mal Absolu. Au cœur du roman du dix-neuvième siècle L' arpenteur/Gallimard 2009.
L' ensemble des photographies, Versus 2013.
Fontaine municipale, Quercy.
Ta fontaine c'est la source de la sagesse :))
RépondreSupprimerSagesse énigmatique!
SupprimerCar si l' on interdit de ne rien laver, ne peut-on tout y laver?
La négation de la négation valant alors affirmation.
En ce qui me concerne, je m'y lave la vue!
Belle journée.
Non, l'inscription est bien "il est interdit de rien laver" et non "de ne rien laver", ce qui est d'une langue excellente. "Rien" signifiant ici quelque chose (res) ou quoi que ce soit. Si, en revanche, il était interdit de ne rien laver, cela signifierait, en effet, qu'il est obligatoire de laver quelque chose. Ce qui serait une étrange injonction...
SupprimerOui, vous avez raison... il manquait de toute évidence un point d' interrogation à ma phrase!
Supprimerde Belles lignes et images à méditer ! Si me fondre dans la matière me séduit comme idée (au fond nous avons bien le temps avant de connaître cette expérience) il reste que si l'on peut rêver se perdre dans les choses on peut redouter de se perdre à cause d'elles ;)
RépondreSupprimerMais rester à la surface des choses, n' est-ce pas naviguer à vue?
SupprimerJe lis cette belle méditation paradoxale et je m'interroge : pourquoi pas de retour dans l'écriture ? (d'après Citati). Serait-ce parce que les mots n'étaient pas le bon médium pour laisser trace de ce voyage. Il est décrit ici comme un contemplatif qui serait heureux en silence de ce qu'il reçoit des choses vues longuement. Peut-être se reposait-il en ces moments d'immobilité ? Un sas de tranquillité avant de retourner au métier d'écrire avec passion et exigence et aux soucis de la vie ?
RépondreSupprimer"parce que les mots n'étaient pas le bon médium"
SupprimerJ' aime ce que pointe ici votre réflexion, Christiane, car elle laisse toute sa place à l' univers plastique des regards, au glissement progressif vers la peinture.
Peut-on pénétrer les choses?
Pietro Citati ( que je lis grâce à vous et à Paul Edel ) continue ainsi son analyse du monde flaubertien :
"La sensualité de Flaubert n'était pas tactile, ni visuelle, mais surtout auditive, amoureuse des noms. Sa puissance évocatoire et visionnaire était beaucoup moins intense que celle des grands voyants qui réinventèrent le roman — Balzac ou Dickens, Dostoïevski, Tolstoï ou Proust : ces artistes qui, d'un seul adjectif, d'une seule image hallucinatoire, évoquent demeures, atmosphères, personnages, univers. Que de fois, dans ses livres, nous demandons désespérément à voir — alors que Flaubert ne sait pas, ou ne veut pas, nous faire voir ! Il ne nous fait pas sentir le poids, le volume, la surface lisse ou rugueuse, les dimensions internes des objets — leur porosité, l'espace autour d'eux — mais seulement leur contour extérieur, réduit à une élégante courbe rythmique, et plongé dans le temps qui les érode et les consume.
Et pourtant les objets, les grandes métaphores objectives, les grands symboles objectifs, jouèrent dans ses romans un rôle essentiel : sans eux, l'âme n'aurait pu prononcer les paroles immortelles ou mortelles qu'elle nous réserve. Comme pour Proust, l'amour était pour lui une passion fétichiste : une vague qui submergeait une personne et s'enflait jusqu'à embrasser toutes les choses qui l'entouraient. Ainsi, Charles Bovary aimait la ferme et les animaux parmi lesquels vivait Emma ; Léon, sa maison, sa chambre, son lit, son tapis, son fauteuil ; cependant que le plus fétichiste des amoureux flaubertiens, Frédéric Moreau, étendait son désir à tous les vêtements, aux fourrures, aux chapeaux, aux meubles de Madame Arnoux, à ses domestiques, au négoce de son mari, aux personnes qu'elle connaissait — si bien que la vente de son mobilier aux enchères fut, pour lui, comme une sanglante mutilation de son cadavre. Par ailleurs, les sentiments flaubertiens n'étaient pas de purs désirs du cœur : ils se changeaient en sensations et étaient projetés dans l'espace par une inlassable imagination métaphorique, aussi systématique que celle de Baudelaire. "
Pietro Citati,Le Mal Absolu, l' Arpenteur page 380.
Merci pour la citation. Il faut que je relise Flaubert. C'est comme pour les rêves , au réveil je ne me souviens jamais si j'ai rêvé en couleurs. Est-ce que Flaubert écrit ainsi ? Je crois qu'il pense par ressemblance, par rapprochements car tout lui paraît indéfinissable. Il écrit dans ses notes de voyage en Afrique du nord : "La poussière obscurcit la lumière des lanternes, il fait très chaud, j'ai mal aux yeux." Comme ce flou entre les choses et lui comme s'il ne les voyait bien que de l'intérieur, de derrière les paupières. P-M de Biasi rapporte que "Pour Flaubert, les modes d'expression plastique et littéraire s'enrichissent mutuellement mais sans pouvoir se juxtaposer : la seule idée que l'on puisse ajouter à son texte une illustration (même un dessin sublime de Gustave Moreau, comme le lui suggérait Zola pour une édition de luxe) fait entrer Flaubert en transe : "Jamais ! vous ne me connaissez pas.".
RépondreSupprimerIl pense que l'image tue le texte.
Et pourtant ses calepins sont pleins d'annotations des lieux et là il y a des couleurs à profusion - des notations dignes d'un peintre.
"Jeudi 7 mai. Notes prises au clair de lune. Lever du soleil, vu de Saint-Louis : d'abord deux taches, celle du jour levant, à droite ; la lune sur la mer à droite [je me demande s'il ne voulait pas dire à gauche...] ; le ciel un peu après devient vert très pâle et la mer blanchit sous le reflet de cette grande bande vague, tandis que la tache que fait la lune sur la mer se salit. La bande blanc-vert d'eau gagne dans le nord, la mer s'étend orange pâle...." (p.285 - dans le "Gustave Flaubert" de P-M. de Biasi - (livre de Poche).
Puis il écrit ses romans et il ne reste que le halo qui nimbait les choses vues, une rêverie.
Bien sûr que nous revenons à la peinture!
SupprimerEt que tout se passe "dessus", pour emprunter une expression magnifique, " le sens dessous dessus" au philosophe François Dagognet dans son livre " Philosophie d' un retournement", Encre marine éditeur, pages 81 et 82.
" Nous pouvons assurément nous mouvoir autour de l'objet, le contourner et donc échapper à la mono-perspective, mais, par là, nous ajoutons des vues à des vues et nous finissons par perdre l'unité d'un objet désormais livré à la succession de ce que nous récoltons. Rien n'équivaut à la simultanéité. Nous pouvons encore retourner vite cet objet mais cette manipulation le livre à la pluralité des appréhensions qui défilent. Nous ne pouvons pas espérer tenir, au même instant, les deux côtés opposés ; quand le devant devient l'arrière, aussitôt celui-ci prend la place de celui-là. Et rien ne semble pouvoir nous sauver de notre limitation première.
Le toucher devrait, à la rigueur, nous sortir de cet embarras ; nous tâchons alors, vaille que vaille, d'empoigner à la fois le recto et le verso encore faut-il que l'objet manque d'épaisseur. Mais rien n'équivaut au visuel et à son ampleur ; et le tactile mêle trop le sujet et l'objet pour nous gratifier d'une sensation contrôlée et discriminante (je touche mais je suis aussi touché). Il faut en prendre son parti : la vue nous fournit le meilleur et le plus sûr mais elle ne s'en accompagne pas moins d'un « non vu ».
On peut alors entrevoir les solutions de possibilité de faire advenir ce "non vu" dans l' art contemporain.
Merci, je ne vais plus déprimer sur le matérialisme ambiant, je vais penser aux brillants auteurs qui sont entrés dans la matière et je vais me mettre à l' aimer!
RépondreSupprimerL' usage des yeux pour s' approfondir les objets ne les use pas.
SupprimerAinsi, ils peuvent être polis, caressés et briller de tous les feux.
Les "transports" du matériel, même pas un obstacle!
Belle journée à vous.
Et plouf, vous voilà dans le bassin, chapeauté et silhouetté, certes, mais immergé. La double négation était bien engageante (photo 7). Tout ce qui barre l'oeil suscite le regard (photo 6). Corseté (photo 3), non pas, ce sont des fesses d'homme mais la taille marquée, un plexi féminin, transparent et difficile à lire :-) Toutes vos photos sont paradoxales. Quant aux gants, comme des linges épinglés, pudiques. Mes digressions sont bien éloignées de votre référence à Flaubert (pas lu mais une incitation à l'approcher). Entre-temps, entre vos textes (savants :-)), vos photos saupoudrées, et vos dessins, le paradoxe.
RépondreSupprimerJe suis un être paradoxal, Frederique, pas vous?
Supprimer( Hier en fin d' après-midi, club philo, sur " La violence, pourquoi?", ai pensé à vos réflexions outre blog - Zoé - énorme sujet..violence # force # agressivité...)
Mais je peux vous esquisser une lecture de mes photos, un descriptif détaillé comme on fait lorsque l' on analyse un objet!
Vous les avez lues, comme d' autres personnes ici, à votre manière, tout en finesse et c' est l' essentiel.
Pour les mannequins, féminins. J' ai caché le haut!
SupprimerBien sûr que oui, paradoxale je suis et c'est à mon sens, un brin de vertu. Cordialement et avec humour.
RépondreSupprimerFacile de soulever le capot de la 2cv alors que les motifs colorés de la carrosserie nous retiennent.
RépondreSupprimerEt après le moteur, un des plus simple qui soit, il y a quoi?
'( Une/un plaisantin pourra me dire que l' essence précède dans ce cas précis, l' existence...?)
La lente bascule d'Emma Bovary, les expérimentations successives de Bouvard et Pécuchet, les extraordinaires pages de l'éducation sentimentale décrivant aussi bien les fluctuations des états d'âme que celles du contexte historique révolutionnaire ; peut-être est-ce l'évocation du mouvement qui motive l'écriture de Flaubert : décrire les relations en constante mutation plus que les faits ou les choses. Cette écriture m'apparaît plus cinétique que plastique : une évocation de la danse des atomes en quelque sorte. Si nous étions capables de voir l'intérieur de la matière, il est probable que nous percevririons la qualité vibratoire qui lie les corpuscules plus que leur qualité physique.
RépondreSupprimerVous avez raison tchaoupisque, vertigineuse et hallucinante cinétique de B. et P. chez Flaubert.
SupprimerMais quelle plastique que le cinétisme, tout un art!
Qu' en pensez-vous?
Bien à vous.
Bonjour versus
RépondreSupprimerTrès beau blog!
Au plaisir de revenir pour vous lire.
Mathieu
C' est quand vous voulez Mathieu...et avec plaisir!
SupprimerBonne soirée à vous!
"…quelle plastique que le cinétisme.."? Ouh là, la tête me tourne !
SupprimerJ'en étais restée au sens volume et forme du mot plastique.
La marque du génie est de savoir/pouvoir choisir ce qui est juste et nécessaire, et Flaubert en était un. Il n'y a pas lieu de se poser la question : "S'il ne se fondit pas dans les choses, était-ce parce qu'il craignait de se perdre en elles, tant ses résistances intérieures étaient faibles ? Ou bien un idéal littéraire l'arrêta-t-il sur le seuil apparemment impénétrable des choses ? " . Surtout après avoir décrit combien il était capable de justement pénétrer la matière. Einstein et plus tard la physique quantique ont montré que la matière était énergie et mouvement, onde, cela n'est pas encore parvenu à la conscience de chacun.
Cinétique, plastique : encore un écueil des mots. Les mots sont des bornes qui tentent de décrire un fragment de paysage qui, lui, est infini.
Je pensais aux " pénétrables" de Jésus Raphael Soto..Où l' on pénètre ce qui est vu, on devient une partie intégrale du processus de vision..
Supprimerhttp://www.erudit.org/culture/va1081917/va1170288/54302ac.pdf