LE PROBLÈME DES MUSÉES
" je n'aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d'admirables, il n'en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d'utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m'enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparait entre les jambes d'un athlète de bronze.

Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une impression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont chacune exige, sans l'obtenir, l'inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l'évolution que nous offre une telle assemblée d'êtres parfaits et d'inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs...
L' âme prête à toutes les peines, je m'avance dans la peinture. Devant moi se développe dans le silence un étrange désordre organisé. Je suis saisi d'une horreur sacrée. Mon pas se fait pieux. Ma voix change et s'établit un peu plu haute qu'à l' église, mais un peu moins forte qu'elle ne sonne dans l'ordinaire de la vie. Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l'école... Suis-je venu m'instruire, ou chercher mon enchantement, ou bien remplir un devoir et satisfaire aux convenances ? Ou encore, ne serait-ce point un exercice d'espèce particulière que cette promenade bizarrement entravée par des beautés, et déviée à chaque instant par ces chefs-d'œuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comptoirs ?
La tristesse, l'ennui, l'admiration, le beau temps qu'il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi.
Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie!

Tout ceci est inhumain. Tout ceci n'est point pur. C'est un paradoxe que ce rapprochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l'une de l'autre, quand elles se ressemblent le plus.
Une civilisation ni voluptueuse, ni raisonnable peut seule avoir édifié cette maison de l'incohérence. Je ne sais quoi d'insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l'existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention ; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l'attire...
L'oreille ne supporterait pas d'entendre dix orchestres à la fois. L'esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n'y a pas de raisonnements simultanés. Mais l'oeil, dans l'ouverture de son angle mobile et dans l'instant de sa perception, se trouve obligé d'admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles.
Comme le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l'espace que constitue une collection, ainsi l'intelligence n'est pas moins offensée par une étroite réunion d'œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l'ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont des objets rares dont les auteurs auraient bien voulu qu'ils fussent uniques. Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui,..
Je crois bien que l'Egypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n'ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se dévorent l'une l'autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules, et selon des principes abstraits.
Mais notre héritage est écrasant. L'homme moderne, comme il est exténué par l'énormité de ses moyens techniques, est appauvri par l'excès même de ses richesses. Le mécanisme des dons et des legs, — la continuité de la production et des achats, -et cette autre cause d'accroissement qui tient aux variations de la mode et du goût, à leurs retours vers des ouvrages que l'on avait dédaignés, concourent sans relâche à l'accumulation d'un capital excessif et donc inutilisable.

Ou bien, nous nous faisons érudits. En matière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document.
Je sors la tête rompue, les jambes chancelantes, de ce temple des plus nobles voluptés. L'extrême fatigue, parfois, s'accompagne d'une activité presque douloureuse de l'esprit. Le magnifique chaos du musée me suit et se combine au mouvement de la vivante rue. Mon malaise cherche sa cause. Il remarque ou il invente, — je ne sais quelle relation entre cette confusion qui l'obsède et l'état tourmenté des arts de notre temps.
Nous sommes, et nous nous mouvons dans le même vertige du mélange, dont nous infligeons le supplice à l'art du passé.
Je perçois tout à coup une vague clarté. Une réponse s'essaye en moi, se détache peu à peu de mes impressions, et demande à se prononcer. Peinture et Sculpture, me dit le démon de l'Explication, ce sont des enfants abandonnés. Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu'elle vivait, elle leur donnait leur place, leur emploi, leurs contraintes. La liberté d'errer leur était refusée. Ils avaient leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances... Tant qu'elle vivait, ils savaient ce qu'ils voulaient...
— Adieu, me dit cette pensée, je n'irai pas plus loin."
Paul Valéry, Le problème des musées in Pièces sur l'art Gallimard 1934.
© L'ensemble des photos Versus 2012.
Edition originale de Paul Valéry ici reproduite, collection Versus.
©Peinture originale de Louttre.B présentée au Musée de Cahors pour la photographie ci-dessus.