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samedi 10 octobre 2015

L' art, son dehors et son dedans? Pour saluer François Dagognet.





" Nous ne pouvons pas passer en revue tous les contemporains, afin de soutenir, grâce à leur création, le point de vue selon lequel l'art de la plasticité actuelle tend à nous livrer - entre autres prouesses méta-sensorielles - le dehors et le dedans, un dedans que nous assimilons d'ailleurs à un dehors provisoirement empêché. Nous reconnaissons d'ailleurs que cette interprétation ne convient ni à tous les arts ni à tous les artistes. Nous en connaissons les limites ; nous ne nous attachons donc qu'à une seule orientation.

Il s'ensuit plusieurs conséquences : d'abord, du fait de cette néo-densification, l'objet (ou son équivalent, qui a été retenu) se pluralise et par là même renonce à la représentation habituelle : en effet, l'artiste n'hésite pas ça et là à superposer les registres. Mais, à travers cette com­plexité, nous devenons sensible à l'architecture de ce mixte, éventuelle­ment désorienté, sans oublier le fait que le devant et l'arrière, désormais reliés, peuvent se joindre ou s'accoler entre eux de plusieurs manières. Nous échappons à la tyrannie de l'écran monolithique, enfermé dans la bidimensionalité. Combien il est ou va être ardu d'insérer dans la planéité les ébauches d'un arrière-fond ou encore de croiser le recto et le verso (le vu et le non-vu) !
Hantai recourt au pliage : la toile qui s'auto-recouvre elle-même en certains foyers, comme si une vague déferlait sur elle et l'obligeait ainsi à se superposer à elle-même, nous livre à la fois sa propre surface mais aussi ses prédispositions au volumique ; les anfractuosités, les lé­gères dénivellations mais aussi les surélévations consécutives manifes­tent et concrétisent l'activation surfaciale qui, de ce fait, connaît des quasi-bourgeonnements et de l'efflorescence.







Nous pourrions aussi évoquer les réalisations de Lucio Fontana qui s'est évertué à rendre visible l'invisible et à ne plus séparer la façade de ce qu'elle cache, grâce aux fentes, entailles, incisions qu'il inflige à son support (généralement une toile tendue). Il s'agit donc bien d'ajou­ter à la paroi ce qu'elle abritait (l'envers d'elle-même). La fissure nous permet d'entrevoir, au-delà de la mince superficie, le fond ou du moins les bords internes de la blessure infligée à un substrat désormais ouvert ; comment ne pas être saisi par un « trou » qui nous donne accès à un autre monde ?

Il  ne s'agit pas de concevoir un tel processus comme un signe de violence ou de destruction, du fait même    de la fissure, mais comme le moyen d' extérioriser ce qui nous était refusé :  nous dépassons les données premières, échappant à l'emprisonnement. Nous sommes attachés à l'enveloppe mais, en la circonstance, nous lui ajoutons ce qui se si­tuait à l'opposé d'elle, d'où le renversement, l'ouverture, à tel point que ce que je vois désormais se ligue avec ce qui est dissimulé.
Nous nous heurtons cependant à une objection de poids : puis­que l'artiste perfore la toile, n'est-ce pas la preuve qu'il la tient pour un obstacle à la révélation (de l'en-dessous) ? Ne prononce-t-il pas une éva­luation négative de l'enveloppe recouvrante ? Il va jusqu'à contester, virtuellement, notre philosophie favorable au retour à l'hyper-extériorité, celle qui refuse les « arrière-mondes » pour l'accès desquels il fau­drait briser justement l'écran ou le devant ? 





Nous jugeons autrement : d' une part, la "face" (le frontal même)  ne disparaît pas mais glisse en quelque sorte dans la coulisse pour entrer dans un jeu qui l'avantage, jeu par lequel elle s'associe à son envers, lui-même désormais mis en avant. Nous croyons voir ici une généralisa­tion, l'extension des bienfaits et capacités de l'extériorité ; celle-ci ajoute à elle-même ce qu'elle semblait avoir exclu. Nous vivons une sorte d'échange heureux, le dehors et le dedans qui, enfin, se liguent. L'exté­rieur passe au dos mais l'intérieur de la toile (ses fils, son tressage, quel­ques nodosités) vient en avant. La béance n'engendre pas l'angoisse, du fait de la déchirure ou de la perte, elle n'induit pas une théorie de la porosité, de la fuite ou de l'interruption, mais la surface enrichie enrôle ce qu'elle entravait. En somme, elle devient « permissive ».
De cette épreuve - une expérience à la fois physique et métaphy­sique — nous tirons une leçon philosophique : c'est qu'il n'est rien de définitivement clos ou caché (l' absconditus). L'être se définit toujours à travers ses manifestations ; il ne se met pas en retrait, enfoui même sous une sorte de couvercle qui l'occulterait. Il gagne trop au contraire : à s'exposer, l'être s'affirme davantage, comme il se doit ; il se refuse au recouvrement. Pourquoi faudrait-il qu'il se dérobe ?
Une objection tout à fait mineure, pour ne pas dire sans objet, soutiendrait que la toile (le subjectile) n' équivaut pas à l'enveloppe, si elle-même porte la peinture ou le dessin ; c' est alors celui-ci qui tient le rôle de la surface ou de la vraie « périphérie ». Mais c' est oublier que Fontana se borne à exposer une toile nue et lisse, seulement blessée par la lame du rasoir (sans aucune pulsion iconoclaste, comme nous l'avons développé). En conséquence, il ne s'agit donc que de donner à voir, dans le visible, son sous-jacent : le premier a enfin cessé d'exclure l'autre, aussi parviennent-ils à s'inclure l'un dans l' autre."


François Dagognet,  philosophie d' un retournement encre marine éditeur 2001.






L' ensemble des photographies Versus 2015.

8 commentaires:

  1. un langage abscons pour décrire un "sac de nœuds"et de vipère. Comment faisait-il pour demander une baguette à sa boulangère ?

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  2. Si vous considérez ce langage comme " difficile à comprendre", ce qui est la définition même du terme "abscons", on peut essayer de comprendre ce texte qui est très précis dans son analyse des objets que sont entre autre, des peintures d' artistes contemporains dont je n' ai volontairement pas mis d' image de leurs œuvres en ligne.
    Vous pouvez facilement en voir sur le net.
    Lucio Fontana et Hantaï y sont visibles.

    En ce qui concerne les filets, ils me semblent illustrer les propos du philosophe. Ils n' ont pas de fond et on peut aisément franchir les limites de leur dedans et de leur dehors.
    Bien à vous.

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  3. "Comment faisait-il pour demander une baguette à sa boulangère ?"

    Votre remarque me laisse songeur et je ne peux m' empêcher de penser au geste qui me fait saisir cette baguette assez régulièrement chez mon boulanger.
    Et de me dire que cette baguette à une existence de par ses éléments de fabrication jusqu' à leur ingestion par mon estomac en passant par l' échange de propriété contre monnaie courante en euro du boulanger au client que je suis.
    Je vais poser la question à mon boulanger, ( autour d' un café au Velvet ) qui est un jeune curieux des questions sur le monde et les choses.

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  4. Interesante apreciación, un saludo desde Chile!

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  5. Connaissez vous le peintre Christian Bonnefoi ?

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    1. Je connais l' œuvre de ce peintre et alors?

      ...Dans la suite immédiate de son texte posé en message ici même, François Dagognet cite amplement un autre exemple pour étayer son analyse, celui de la pratique picturale de Viallat et du groupe support-surface dans son ensemble.
      En ce qui concerne Simon Hantaï, le travail de Molly Warnock, Penser la peinture : Simon Hantaï Gallimard 2012, nous a ouvert un champs de perspectives nouvelles et complémentaires face à l' analyse de François Dagognet.
      Je trouve, pour revenir à votre question, que les peintures de Christain Bonnefoi sont somptueuses!
      Bien à vous.
      ( Vos deux blogs sont passionnants.)

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    2. le travail de Bonnefoi me semblait en adéquation avec le texte de Dagognet. Il traverse, il retourne le support......

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    3. Vous avez tout à fait raison, mais Hantaï et surtout Lucio Fontana viennent chronologiquement avant les peintres support-surface.
      Cela dit, j' ai relu avec plaisir mais avec une distance toute historique, l' article de C. Bonnefoi intitulé : " Dossier Albers La fonction Albers dans la revue Macula n°2 de 1977.

      Le numéro 5/6 de cette même revue Macula publie ( décembre 1979) un très intéressant entretien de Christian Bonnefoi intitulé: Sur l' apparition du visible. Je ne reviendrai pas sur cette période aussi de la revue " Peinture, Cahiers théoriques" mais soulignerai la présence un fort intéressant article de Jacques Bouveresse, sur le thème peinture et philosophie : " Le tableau me dit soi-même..." sous titré, La théorie de l' image dans la philosophie de Wittgenstein. Un texte de F. Dagognet y est largement cité en encadré extrait de Ecriture et iconographie, Paris, Vrin, 1973.

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