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vendredi 20 février 2015

Est-ce que l' art, c' est pour rire?





" Les Incohérents ont leurs aficionados qui forment un cer­cle étroit et pour cela sans doute, chaleureux. Les plus mo­dérés signalent à leur propos « un maillon oublié de la chaîne de l'histoire de l'art » (Catherine Charpin, 1990). Les plus en­thousiastes considèrent un groupe de novateurs méconnus qui n'ont rien à envier aux productions postérieures. Celles-ci essaiment et fanfaronnent en faisant connaître des mono­chromes,   ready-mades,   collages,   assemblages,   photo­montages, installations, performances. Évoquant la réédition de l' Album Primo-Avrilesque d'Alphonse Allais (Le Palmier en Zinc, 1987), première série d’œuvres « monochroïdales » ex­plicitement assumées, François Caradec en mentionne avec reconnaissance la Préface de Pol Bury « qui remet à leur juste place Malévitch, Rodtchenko et Klein ». En somme, les In­cohérents auraient tout inventé, ce qui condamne leurs suc­cesseurs  au ressassement. « L'Art contemporain ? Du réchauffé des Arts incohérents », s'exclame un admirateur, sensible à la déperdition qui s'ensuit : autant ils « étaient dirigés par le sens de l'humour et intégraient les personnes par la fête, autant le micromilieu de l' art contemporain se prend au sérieux et exclut le public par des discours hermétiques ».
On reconnaît une manière de penser les événements dans une succession qui implique un avant et un après, sans exclure la redite. Non seulement Eugène Boudin ou François-Auguste Ravier « prépareraient » l'avènement de l'impressionnisme, mais quand on connaît les ciels de Turner, on comprend que Monet n'est qu'un épigone. L'aven­ture des Incohérents est ainsi interprétée par des
philosophies de l'histoire qui en évaluent diversement la valeur. Chronologique, la perception évolutionniste est également téléologique, elle implique une finalité. Le pré­sent y apparaît en gestation dans le passé. En ce sens, L'  Al­bum Primo-Avrilesque d'Alphonse Allais « annonce » les monochromes d'Yves Klein.


De cette conception qui postule une lente germination, se distingue la théorie des « seuils » : elle prend en compte la succession de manières d'être au monde radicalement différentes. Les redites, les « thèmes », l'accumulation sa­turante des pratiques et de leurs discours d'accompagne­ment, provoquent des « ruptures » qui rendent caduques des manières de penser réputées immuables. Ainsi passe-t-on d'une ère, d'une épistémè, à une autre, ainsi prend-on conscience d'avoir « changé d'époque ». Empruntant les travestissements de la blague, les Incohérents inaugure­raient une « modernité » qui est nôtre aujourd'hui.


Mais on peut aussi considérer que les œuvres participent aux différentes vitesses de l'histoire ou encore qu'elles se figent hors du temps. Une fois introduites dans les sphères qui les vouent à la délectation, elles participent à des sé­quences différentes. Dès lors, qu'elles appartiennent à un passé proche ou lointain, elles sont chaque fois perçues, comprises, interprétées au présent. Elles entrent ainsi dans une relation immédiate avec le spectateur qui les confronte avec d'autres, placées dans un musée tout à la fois person­nel et imaginaire, au prix de ce que les doctes dénoncent comme des anachronismes et des contresens. Les produc­tions des Incohérents et celles qui leur font suite, parais­sent appartenir à une seule et même famille, tout comme les facéties des Fumistes dans deux cabarets, celui du Chat noir de Montmartre et celui du café Voltaire de Zurich.
Les galeries, les collections particulières, les musées aussi modestes soient-ils, disposent, chacun à sa manière, les œuvres dans un espace réservé. Leur revient une sélection et une disposition, en vertu d'évaluations qui donnent lieu à des mises à jour périodiques, d'où un remodelage et des réinterprétations qui ne prennent jamais fin. C'est au re­gard du présent que les Incohérents retiennent aujourd'hui l'attention. Leurs provocations, leurs inventions, leurs plai­santeries, nous intéressent rétrospectivement, comme si les productions qui leur ont fait suite, leur donnaient un prix qu'ils n'avaient guère soupçonné eux-mêmes. Dans l'univers des formes, les analogies sont monnaie courante. Rien n'empêche de placer côte à côte une sculpture de Brancusi et une « idole » des Cyclades, un panneau des Nymphéas de Monet et un « dripping » de Jackson Pollock. Dans Les Voix du silence (1951), A. Malraux n'a pas hésité à mettre en regard une Tête de Picasso et une « Fécondité » sumérienne, une tête peinte par Vermeer et une sculpture grecque.
Pour se prêter de manière manifeste à d'infinies combinatoires, les analogies formelles n'en jouent pas moins en trompe-l'œil. C'est ainsi que la feuille de papier bristol blanc qu'expose Alphonse Allais aux Incohérents, en 1883, sous le titre Première communion de jeunes filles chlorotiquespar un temps de neige, n'est pas déjà un monochrome mais une figuration parodique des symphonies en blanc qui ont rendu célèbre James Abbott Whistler ; que l'objet légende Terre cuite (pomme de), qu'il y expose la même année, n'est pas un ready-made avant la lettre mais un mot-valise, calembour suggéré, qui s'incarne en sculpture (pomme de terre / terre cuite). Ces confrontations font ressortir des divergences fondamentales, puisque Allais cherche à pro­voquer le rire, là où Whistler module une harmonie de type musical, tandis que Duchamp exhibe abruptement l'énigme de l'œuvre d'art."


Daniel Grojnowski Denis Riout Les arts incohérents et le rire dans les arts plastiques Collection Les essais, José Corti éditeur 2015.



Illustration. Édition originale Le Rire du 26 juillet 1906 collection Versus.

Je publie ci-dessous en appendice et à toutes fins utiles le dessin de Villemot que je décris dans les commentaires et extrais de l' hebdomadaire Le Rire que Duchamp avait dû  compulser depuis 1906 date de sa parution et auquel, je le souligne encore, il participait régulièrement en tant que dessinateur avec son frère Jacques Villon.
La similitude est frappante entre la montée et l' inclinaison de sa ligne ainsi que la position du coureur cycliste ...

 

8 commentaires:

  1. Il semble bien que de par le dessin de sa jaquette le livre que vous nous proposez de découvrir donne un bon coup de pied à la chronologie de l' art?

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    1. Nos auteurs parlent d' une " révolution silencieuse" pour ce qui concerne cette période (une bonne dizaine d' années ) des peintres qui peignent "sans le savoir", les incohérents.
      Il s' agit d' une transformation radicale de la production artistique dont nous sommes aujourd'hui les héritiers.
      Pensons simplement à Marcel Duchamp qui fut un collaborateur de ces revues humoristiques et plus précisément avec LE RIRE dont je publie un numéro original en tête de mon message.
      J' ai d' ailleurs trouvé dans ce même numéro une caricature qui ressemble à s'y méprendre à son Avoir l' Apprenti dans le soleil ( janvier 1914).
      On y voit un cycliste gravissant une ligne pentue avec une voiture et deux personnages au premier plan. Duchamp n' a gardé que le cycliste et la ligne.

      La légende :
      Pottier à égalité
      - Croyez-vous qu' il grimpe les côtes, cet animal-là?
      - A charge de revanche : sa cote à lui monte aussi.
      (Dessin de Villemot).

      Je laisse aux exégètes de Marcel Duchamp ce champ ouvert à la réflexion...
      On connait son "à charge de revanche" et puis cette histoire d' objet dard qui va faire monter sa cote d' artiste..
      Les connotations sont chargées!

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  2. J'ignorais l'existence de ces incohérents-là, c'était donc pour rire ?

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    1. Presque pour rire, effectivement.

      Les auteurs de Les arts incohérents, Daniel Grojnowski et Denys Riout nous restituent le contexte critique et la source de l' émergence de l' importance nouvelle qu' on leur accorde :

      Les Incohérents vus par...

      " Dès leurs débuts, l'un des meilleurs historiens de la ca­ricature, John Grand-Carteret, a jugé les Incohérents avec une sévérité d'autant plus surprenante qu'il se plaît à pré­dire que « les signes graphiques » sont désormais appelés à former « la plus haute expression des sociétés parvenues au summum de leur civilisation ». Non seulement il ignore les procédures nouvelles dont les amis de J. Lévy prennent l'initiative à la faveur d'un laisser-faire de principe, mais il condamne d'un même élan leurs griffonnages, leurs « sim­ples farces de rapins » et leurs « lampisteries de photo­graphes ». S'y manifeste une société où l'impuissance condamne les artistes « aux excentricités les plus stupides pour se faire remarquer ». Et de considérer leurs œuvres comme un « tapage organisé autour de rien du tout », que seul justifie « le besoin de bruit et de réclame ».
      Longtemps plus tard, un autre spécialiste de la caricature, Phi­lippe Robert-Jones, conservateur aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, s'est intéressé au « règne du ca­lembour graphique uni au jeu de mots » et à « l'association d'objets hétéroclites ». Mais, à l'en croire, les Incohérents se sont contentés de pousser « jusqu'à ses derniers retran­chements la fantaisie qui se manifeste dans l'ensemble de la caricature de mœurs à cette époque ». Désormais, ils in­téressent au même titre que les dessins d'enfants ou de fous, même si, à y regarder de près, « on trouverait peut-être parmi cette troupe de joyeux garçons, des artistes plus authentiques ».

      Condamnation sans appel ou absence manifeste d'inté­rêt, ces jugements retiennent l'attention du fait qu'ils éma­nent de voix autorisées. Non seulement elles dédaignent l'apport du groupe en matière d'humour, mais elles mé­connaissent son parti pris d'innovations plastiques, l'in­troduction dans les beaux-arts de véritables « spectacles visuels ». La cécité des meilleurs spécialistes a valeur d'orai­son funèbre pour enterrement de première classe. Pendant près d'un siècle, à part quelques hommages d'anciens combattants, on n'entendra plus guère parler de ces fu­mistes d'un autre âge. Le malentendu perdure entre ceux qui interrogent l'expression plastique et ceux qui commu­nient dans le culte de l'Art.
      La mise au jour des Incohérents se déroule .grosso modo en deux phases qu'on dira de connaissance et de reconnais­sance. La première est le fait d'amateurs qui fréquentent les marges, plus attachés aux excentricités qu'aux valeurs culturelles reconnues. On doit au Collège de Pataphysique, lui-même héritier des appétits surréalistes à l'égard des dissidents de tous ordres, d'innombrables voyages de décou­verte au pays des auteurs et artistes inconnus, méconnus ou dédaignés.(...)

      pp20-21-Les arts incohérents Corti éditeur 2015.

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  3. Difficile d' exister sans la normalisation du marché de l' art et sa légitimation universitaire critique?
    JBG

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    1. " L' artiste " en est toujours à monter la côte...Marcel était un homme très intelligent!

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