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lundi 8 août 2011

Allons-nous laisser une trace ?



Photo Versus


" Tous les groupes humains font des marques sur les surfaces. Cela crée des différences : les objets se distinguent les uns des autres, ils deviennent des symboles de rang ou de prestige, ils acquièrent plus de valeur ou incarnent d'autres fonctions spécifiques. Faire des traces introduit donc des systèmes symbo­liques, où chaque objet prend une valeur relative à sa position dans le réseau des autres objets. De tels systèmes, dont l'exemple privilégié est le langage parlé, s'imposent aux êtres humains dès le moment où ils naissent, et même sûrement avant. Les désirs et les fantasmes des parents précèdent ceux des enfants, et le simple fait de dire : « C'est une fille », ou : « C'est un garçon » porte en soi toutes les hypo­thèses, les suppositions et les idéaux qu'un parent peut avoir quant à la signification de ces termes.
Nous naissons dans un univers de signes et, du point de vue psychanalytique, l'expérience de la
perte en est une des conséquences principales : la perte de la mère due aux interdits du complexe d'Œdipe, la perte de la jouissance du corps due aux contraintes de l'éducation, et les différentes formes de perte qu'impliqué l'émergence de la parole et du langage. Et la perte crée le désir, l'aspiration à retrouver quelque chose que nous croyons avoir possédé autrefois. L'art fournit un espace unique à l'intérieur de la civilisation pour symboliser et éla­borer cette quête.


Photo Versus 2011


Une surface peinte, pour prendre l'exemple le plus simple, peut indiquer quelque chose au-delà d'elle-même ; elle délimite un lieu inaccessible. De nombreux mythes sur l'origine de la peinture, que l'on trouve chez Pline et jusqu'à la Renaissance, relient celle-ci à l'acte de tracer une ombre, et donc, en un sens, d'encadrer une absence. En effet, on ne peut pas saisir une ombre puisqu'elle manque de la substance d'un corps. Mais, fait également signi­ficatif, les œuvres d'art occupent des espaces privi­légiés, qu'il s'agisse des recoins des grottes ou des niches aménagées par le marché de l'art. De même que les traits et les traces qui coupent les contours des formes de l'art archaïque rendent ces formes différentes, de même la place que le marché de l'art accorde aux œuvres les rend uniques, différentes de tout autre objet. Elles habitent un espace spécial.
En termes lacaniens, les œuvres d'art occupent la place de la Chose, qui ne peut jamais être repré­sentée en tant que telle, mais simplement évoquée comme un au-delà. Il y aura donc toujours une ten­sion entre l'œuvre d'art et la place qu'elle occupe, et on a soutenu que l'art moderne vise à préserver l'écart minimal entre la place et l'élément qui vient 

Photo Versus 2011

s'y mettre. Bien que beaucoup de gens aient vu dans l'émergence des ready-made de Duchamp le signe de la destruction de l'art, cette perspective implique qu'ils en ont simplement extrait la structure fonda­mentale, soit la tension entre l'œuvre et l'espace où se trouve cette œuvre. D'où l'importance de Carré noir de Malevich, une œuvre qui n'est rien d'autre que le contraste entre le fond blanc - la place - et le carré noir - l'élément qui l'occupe. Et comme des objets sexuels traditionnellement tabous peuvent être représentés aujourd'hui sans trop de problèmes, l'idée d'un « au-delà » est réduite à quelque chose de purement formel. Ce qui compte, c'est que la distance entre l'œuvre et la place qu'elle occupe soit maintenue."

Darian Leader, Ce que l' art nous empêche de voir, Petite bibliothèque Payot 2011.


42 commentaires:

  1. "Tracer une ombre, encadrer une absence" c' est très intéressant.En effet une peinture ne nous apporte pas la réalité de l' objet, ni aucune image, je ne peux pas m' asseoir sur le gazon de vos chaises!Mais partout où je vais j' aime les traces de l' homme, sur les murs des monuments et dans l' horizon des campagnes, les forteresses et les clochers car c' est une présence, un tracé de lumière qui transfigure la nature à l' état brut.Je me répète mais j' adore ce blog, tout y prête à la réflexion!

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  2. Les traces éphémères des étoiles filantes... juste le temps de faire un voeu ! elles continuent leur voyage incognito...

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  3. Eh oui orfeenix, pourquoi laissons-nous des traces, n' y a t-il pas un anthropologue sur le fil ?
    ( Cherchons les petites traces d' écrivains !)

    "Sans doute faut-il être bon vivant pour mourir sans litige, avoir laissé des traces, celles du funambule mènent droit à un pendu... Et moi qui entrais à reculons dans la mer ! qui passait la serpillière derrière moi sur le pont des bateaux ! moi qui ai semé tous les hommes dans des bouis-bouis à double issue ! Il me reste à faire acte de présence; "
    Éric Chevillard, Mourir m' enrhume, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
    Bonne journée !

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  4. @christiane.
    Et les traces des escargots sur les feuilles de chou,comme des dentelles seulement utiles pour les yeux !
    Quelle trace aussi en effet que celle de l'étoile avec sa double vie, invisible avant, invisible après. L' étincelle de l' entre deux, c' est ça l' art ?
    Belle journée à vous !

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  5. Aujourd'hui je pense à Opalka décédé récemment, qui laissait si régulièrement, si religieusement, des traces de son passage. Que dis-je?...des traces de l'indicible, de l'impalpable, du tabou, de l'horreur, de l'irrémédiable: du temps.
    Un peu comme un besoin de (re)mettre ce temps à sa place, en l'encadrant, en cherchant à l'empêcher de fuir, en le diluant. En le tuant.

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  6. Versus,
    qu'ajouter ? oui, exactement cela... Merci.

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  7. Ce végétal capturé par vos photos ne nous offre-t-il pas, partiellement, la réponse... ?

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  8. laisser une trace..ou ne pas...laisser une trace!
    Que dire du carré blanc sur fond blanc de Malevitch ? Une non...trace...l'art ouvre l'impalpable!le subjectif! l'homme aime laisser des traces...toujours honorables ?

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  9. @Arthémisia.
    Oui, le temps poussait Opalka vers le blanc pur, désormais jamais atteint...Sa voix aussi en reliquat enregistrée au jour le jour. Spirituel ? Je ne sais pas, du moins il y avait du rituel dans sa démarche.
    Ce qui me semble fort juste, c' est qu' il a voulu " tuer le temps " et qu' il en est mort...
    Très bonne fin de soirée !

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  10. @frédériqueIkamili.
    Palingénésie, retour à la poussière et de nouveau la graine...Il existe aussi des traces enfouies et on ne se baigne jamais dans la même eau du fleuve !
    D' où une certaine méfiance des philosophes à penser la trace, un peu " caméléon " pour eux qui ont hérité de Platon l' aspiration à des formes nettement définies, permettant de cerner une identité distincte.
    Mais il est possible, pour ce qui concerne le caméléon ( qui disparait, qui se fond ) de décrire ses comportements et son milieu de vie.
    Merci de la visite !

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  11. @Gwendoline.
    Blanc sur fond noir ou blanc sur fond blanc, l' œuvre dans les deux cas offre une distance avec ce qui n' est pas elle. Ou dit autrement, elle n' est jamais là où on l' attend et elle désigne le lieu de l' interprétable.
    Pour reprendre ma dernière réponse ci-dessus, il existe des traces enfouies, comme une étoile, qui en traversant l' atmosphère, s' ouvre au regard, se rend visible le temps de son frottement lumineux.
    Encore faut-il que les conditions de possibilité soient réunies pour que cette lumière jaillisse !
    Bien à vous .

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  12. La mise en scène de ce texte brillant lève un peu le voile sur "Ce que l'art nous empêche de voir". Et merci et bravo sont de bien petits mots !

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  13. pour moi tout est dit dans cette phrase : Et la perte crée le désir, l'aspiration à retrouver quelque chose que nous croyons avoir possédé autrefois.
    Ainsi commence la quête, la recherche de l'ultime... Merci à vous pour ce texte et les photos !

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  14. eh bien, me voilà remplie de mots, de réflexions, de pensées des uns et des autres ! intéressant !
    mais quand Picasso dit que "l'art est un mensonge
    qui nous permet d'approcher la vérité", il ment ?
    Il a laissé beaucoup de traces cet homme là !

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  15. @le BlÖg d' Ötli.
    Peut-on dire que l' arbre cache la forêt ?
    Avec mon cordial salut.

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  16. @Lautreje.
    " l'aspiration à retrouver quelque chose que nous croyons avoir possédé autrefois."
    Constatons le culte des ancêtres !
    Et le fait de pister un animal avait, chez les Indiens d' Amérique du Nord, la valeur d' une quête spirituelle : c' était suivre la voie qui mène au Grand Esprit...
    :)

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  17. Non, Marty, Picasso ne ment pas..On peut ajouter pour réflexion la phrase de Nietzsche : " nous avons l' art pour ne pas mourir de la vérité ".
    A développer ...
    Bonne soirée !

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  18. Sur Poezibao un texte extraordinairement lié à celui de Darian Leader écrit par Edmond Jabès en mémoire d'Opalka...
    http://poezibao.typepad.com/

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  19. A propos de trace encore..
    Dans son livre consacré à La Pensée sauvage, l' ethnologue Claude Lévi-Strauss évoque cette ancienne pratique des Luapula, de la Rhodésie septentrionale : au lieu de façonner, avec de l' argile, toutes sortes de jattes, pots et autres récipients, les femmes, jadis, découpaient, à même le sol, des empreintes d' éléphants qu' elles utilisaient, ensuite une fois séchées, polies, comme ustensiles de cuisine.

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  20. bonjour Versus, je pense qu'on essaie tous de laisser notre trace, aussi modeste et insignifiante soit-elle...sans doute est-ce plus rassurant?...

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  21. Heureux de vous lire ***Isabelle*** !
    Vous avez raison et je pensais aux blogs, au blog de chacun d' entre nous, une trace parmi des millions d' autres, et qui peut " sauter " à n' importe quel moment !
    Alors rassurant...? l' important c' est de faire, d' agir par l' intermédiaire du blog ou dans la vie quotidienne. Une trace parmi d' autres, pas la seule ni l' unique.
    A chacun ses traces très personnelles à commencer par ses traces génétiques !
    A bientôt !

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  22. j'aime bien ...c'est plein d'humour...

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  23. Se perdre dans la trace ?
    http://jide.romandie.com/get/12008/tracks~.jpg
    Trace des mots ?
    http://s.wat.fr/image/laisser-trace_9mnh_-ks01e.jpg

    Les murs quelquefois ont la parole !
    http://blog.courlis.com/wp-content/uploads/2010/01/20080806-img_2511.jpg

    Bonne journée Laurence !

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  24. C' est comme de laisser ici une trace, avec cette toile de Cy Twombly,

    http://www.decitre.fr/gi/48/9782841051748FS.gif

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  25. Bonjour Versus. J'aime bien venir ici j'apprends des "Choses" .. ces "choses" du discours sur l'art : c'est passionnant et un peu vertigineux !!! et aussi j'aime bien me laisser aller à l'impression, la sensation d'étrangeté de ces œuvres photographiées... elles m'entraînent dans une sorte de flottement, cette absence donc ?!
    très intéressant, merci.

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  26. wow! cettes photos are magnifiques! je ne connais pas d. leader, mais je suis très d'accord avec lui quand il dit que 'la perte crée le désir, l'aspiration à retrouver quelque chose que nous croyons avoir possédé autrefois'

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  27. @k.sonade.
    Ces " œuvres " ont été photographiées dans la cour de l ' Évêché de Cahors, au temps d' une manifestation sur les jardins...Herbes des plus vivaces, plantes folles qui en de certaines circonstances et en certains lieux effacent les traces de vies antérieures, de toute civilisation !
    Bonne continuation !
    A bientôt.

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  28. @Hobina.
    Effectivement, nous ne possédons que la trace, un mirage dans le désert de notre envie !
    Buona notte !

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  29. Ce qui est curieux, c'est que nous passons notre temps à laisser ou à effacer les traces de notre existence. Ce qui est terrible c'est la désormais monstrueuse empreinte de l'humanité sur une planète qu'elle asphyxie. Ce texte et ces photos sont une bouffée d'oxygène.

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  30. @zoé lucider.
    Respirons fort alors !
    Merci de votre visite zoé.

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  31. Pourquoi nous laissons des traces ?

    Pour ne pas «faire d'histoire à la gomme », pour faire un mauvais trait d'esprit.

    On est cerné. Même à fond la gomme, la gomme laisse aussi des traces.

    Alors...traçons notre route et allons-nous en !

    Salut.

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  32. Etrangement... subtilement... dangereusement une sensation de mal-être me gagne en regardant à nouveau les deux dernières photos. Soudain, il m'apparaît que ces plantes herbacées ont pris la place des hommes... chaises... tables... Un monde envahi part les plantes comme à la fin d'un roman de Houellebecq. L'homme a disparu. Il reste les verres, les assiettes qui bientôt disparaîtront sous les plantes et les insectes. Insidieusement, ce décor champêtre devient inquiétant.
    C'est un peu comme ces traits sur ces pages imprimées, ces livres où l'écriture est recouverte peu à peu de traces colorées.
    Un jour peut-être un palimpseste... l'homme aura vécu, aimé, souffert et ri sous cette forêt luxuriante...
    Vous n'êtes pas fâché de cette songerie cauchemardesque ? Brusquement, j'étais lasse de ces images bucoliques. Envie de noir bien acéré, un noir d'encre sans concessions aux... rêveries d'un promeneur solitaire...
    amitié

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  33. @Bleu.
    Quel coup de crayon à la gomme !

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  34. @Christiane.
    Mais soyons optimiste , la nature submerge tout mais elle tient son cycle de vie et de mort. L' article manufacturé, lui, ce n' est pas pareil, il est là comme une plaie infiniment ouverte !
    Mais n' est-il pas aussi le vestige des choses ou des concepts disparus ?
    Bonne journée !

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  35. L' homme palimpseste...Christiane, depuis toujours il écrit et il inscrit !
    Voilà un livre que je vais lire promptement et qui aborde ce sujet :

    Jean-Claude Mathieu, Écrire, inscrire,
    éditions Corti, 2010.

    Prix Européen de l'Essai Charles Veillon 2010

    L’objet de ce livre est l’écriture, telle qu’elle se réfléchit au miroir des inscriptions. Une ligne somnambule avance, un écrivain essaie d’éclaircir son geste obscur et, à défaut de savoir ce que sont les traces qu’il laisse, il entrevoit parfois ce à quoi elles ressemblent : des traits dans le sable, des tatouages sur la peau, des lettres sur une tombe, sur l’écorce des arbres, des graffiti aux murs, des signes d’écume, des nœuds d’air. Nées de gestes de l’enfant, compliqués et ritualisés par l’adulte, les inscriptions ont semblé des révélateurs de l’écriture, qu’elle s’appuie sur leur exaltation ou grandisse sur leurs ruines, que l’écrivain les déchiffre ou rêve d’en graver. Quand le texte de l’inscription s’élève à l’impersonnel, que résonne à travers un discours subjectif la voix de Personne, c’est le désir de tous et de chacun, les jeux de l’enfant, l’inconnu de l’origine, l’angoisse de la mort qui s’exposent. Restituée et resituée dans un livre, elle creuse ce qui était resté énigmatique, dans l’enfance, le désir ou le deuil. Si l’écrivain entrevoit ses fantasmes, choisit un modèle imaginaire, gravures dans la pierre ou traces dans le sable, l’inscription se révèle alors comme une micro écriture où se condensent les enjeux du macrocosme de son œuvre.

    Du même auteur chez Corti :
    La poésie de René Char ou le sel de la splendeur (2 tomes) ; Jaccottet, l’évidence du simple.

    Ça vous dit ? Bonne lecture !

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  36. Cette tension est aussi subjective que l'œil qui voit l'art ou tout simplement de le nier,

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  37. Peut-être que nous laisserons une trace; mais laquelle et à qui?

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  38. @ Carmen Troncoso.
    Le regard crée sa trace ou suit sa trace, ne serait-ce qu' au millionième de seconde, l' instant d' un instant...

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  39. @TG.
    C' est la question !
    Les traces se font, s' inscrivent aussi à notre insu.
    Par ailleurs, vouloir laisser une trace, de manière volontariste, systématique, n' est-ce pas un peu une vaine tentative ?
    Bonne journée !

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  40. Passionnant ! avec vos photos ! Est-ce vous qui avez aménagé disposé eu l'idée de cette table absolument charmante ! Pour un déjeuner aux poumons verts, cuisine bio bienvenue mais je ne pas oublier son antihistaminique ! rires

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  41. Bonsoir Véronica!
    Vous avez deviné qu'il s' agit du déjeuner sur l' herbe version in situ. Une manifestation sur les jardins et ses variations multiples dans le cadre de la ville de Cahors.Et faire pousser de l' herbe sur des meubles est tout un art que je ne possède pas hélas!
    Belle soirée à vous!

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