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mercredi 4 juillet 2012

Enfin l'été et la fréquentation des musées !






LE  PROBLÈME  DES  MUSÉES

" je n'aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d'admirables, il n'en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d'utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m'enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparait entre les jambes d'un athlète de bronze.





Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une im­pression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont cha­cune exige, sans l'obtenir, l'inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l'évolution que nous offre une telle assemblée d'êtres parfaits et d'inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs...

L' âme prête à toutes les peines, je m'avance dans la peinture. Devant moi se développe dans le silence un étrange désordre organisé. Je suis saisi d'une horreur sacrée. Mon pas se fait pieux. Ma voix change et s'établit un peu plu haute qu'à l' église, mais un peu moins forte qu'elle ne sonne dans l'ordinaire de la vie. Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l'école... Suis-je venu m'instruire, ou chercher mon enchantement, ou bien remplir un devoir et satisfaire aux convenances ? Ou encore, ne serait-ce point un exercice d'espèce particu­lière que cette promenade bizarrement entra­vée par des beautés, et déviée à chaque ins­tant par ces chefs-d'œuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comptoirs ?


La tristesse, l'ennui, l'admiration, le beau temps qu'il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi.


Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie!





Tout ceci est inhumain. Tout ceci n'est point pur. C'est un paradoxe que ce rap­prochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l'une de l'autre, quand elles se ressemblent le plus.
Une civilisation ni voluptueuse, ni raison­nable peut seule avoir édifié cette maison de l'incohérence. Je ne sais quoi d'insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l'existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention ; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l'attire...
L'oreille ne supporterait pas d'entendre dix orchestres à la fois. L'esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n'y a pas de raisonnements simultanés. Mais l'oeil, dans l'ouverture de son angle mobile et dans l'instant de sa perception, se trouve obligé d'admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles.

Comme le sens de la vue se trouve vio­lenté par cet abus de l'espace que constitue une collection, ainsi l'intelligence n'est pas moins offensée par une étroite réunion d'œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l'ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont des objets rares dont les auteurs auraient bien voulu qu'ils fus­sent uniques. Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui,..
Je crois bien que l'Egypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n'ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se dévorent l'une l'autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules, et selon des principes abstraits.
Mais notre héritage est écrasant. L'homme moderne, comme il est exténué par l'énormité de ses moyens techniques, est appau­vri par l'excès même de ses richesses. Le mécanisme des dons et des legs, — la con­tinuité de la production et des achats, -et cette autre cause d'accroissement qui tient aux variations de la mode et du goût, à leurs retours vers des ouvrages que l'on avait dédaignés, concourent sans relâche à l'accumulation d'un capital excessif et donc inutilisable.





Ou bien, nous nous faisons érudits. En matière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illi­mitée. Vénus changée en document.
Je sors la tête rompue, les jambes chance­lantes, de ce temple des plus nobles voluptés. L'extrême fatigue, parfois, s'accompagne d'une activité presque douloureuse de l'es­prit. Le magnifique chaos du musée me suit et se combine au mouvement de la vivante rue. Mon malaise cherche sa cause. Il remar­que ou il invente, — je ne sais quelle relation entre cette confusion qui l'obsède et l'état tourmenté des arts de notre temps.
Nous sommes, et nous nous mouvons dans le même vertige du mélange, dont nous infligeons le supplice à l'art du passé.

Je perçois tout à coup une vague clarté. Une réponse s'essaye en moi, se détache peu à peu de mes impressions, et demande à se prononcer. Peinture et Sculpture, me dit le démon de l'Explication, ce sont des enfants abandonnés. Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu'elle vivait, elle leur donnait leur place, leur emploi, leurs contraintes. La liberté d'errer leur était refusée. Ils avaient leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances... Tant qu'elle vivait, ils savaient ce qu'ils voulaient...
— Adieu, me dit cette pensée, je n'irai pas plus loin."

Paul Valéry, Le problème des musées in Pièces sur l'art Gallimard 1934.












© L'ensemble des photos Versus 2012.
Edition originale de Paul Valéry ici reproduite, collection Versus.
©Peinture originale de Louttre.B présentée au Musée de Cahors pour la photographie ci-dessus.

14 commentaires:

  1. Très beau texte de Valéry, et très juste. Je ressens aussi ce vertige devant la profusion des oeuvres exposées dans certains musées. C'est un peu différent pour les expositions temporaires, qui proposent un univers dans lequel on peut plus aisément pénétrer.
    Il me semble que, d'une certaine façon, la réponse offerte par les installations dans l'espace public, qui interrogent notre rapport au décor, correspondent mieux à l'esprit du temps. Et régénèrent plus volontiers notre regard.

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    1. Il est vrai Phil que la muséographie a fait des progrès depuis ce texte mais les questions et les fines constatations que soulèvent Paul Valéry restent pour l'essentiel les mêmes.
      On peut avancer encore que les installations sont aussi, hélas, devenues pour certaines une tarte à la crème décorative, voire un nouvel académisme.
      C'est l'installation qui "Tue" l'espace où elle est placée.Omniprésente,totalitaire emprise des lieux.

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  2. je cherche l'enchantement.. je le trouve rarement..
    magnifique analyse!

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    1. Et cette "Vénus changée en document",l'image qui concentre avec une extrême rigueur et vigueur la pensée!
      Bonsoir à vous ELFI!

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  3. Très beau texte en effet, merci de me le faire découvrir.

    Pour trouver l’enchantement, on peut donner rendez-vous à une œuvre particulière , dans un musée particulier, et lui consacrer un temps unique, ne voir qu’elle. Il s’agit, j’en conviens, d’un luxe rare.

    Je m’interroge sur l’explication finale du texte de Valéry : la mort de la mère Architecture. Elle se révèle assez juste si on l’entend comme la mort de la représentation d’une civilisation cohérente. Les idées, l’art sont devenus protéiformes. La muséographie ne peut plus suivre. Le musée Guggenheim de Bibao en est un bon exemple : bel objet d’architecture, certes, mais trop présent, écrasant à mes yeux. Le sujet du musée est-il dans la présentation des œuvres ou dans le bâtiment en tant que tel? Finalement, dans la « monstration » contemporaine, il me semble que tout le monde (œuvres, architecture) cherche à tirer la couverture à soi, ajoutant du désarroi, là où il faudrait créer du lien.
    Mais cela va de pair avec le mouvement imposé de la valse des accrochages. C’est finalement comme dans les super marchés.
    « L'homme moderne, comme il est exténué par l'énormité de ses moyens techniques, est appau¬vri par l'excès même de ses richesses. » Magnifique d’actualité !

    Votre illustration par le tableau de Louttre B dans le contexte du musée de Cahors crée une intimité qui soudain apporte une respiration. Les « petits » musées sont parfois source de grands bonheur – peut-être parce que leur échelle est tout simplement humaine. Je me souviens notamment de la fondation Bemberg à Toulouse, quel plaisir ….

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    1. J'apprécie énormément vos réflexions tchaoupisque en vous précisant tout de suite que pour moi-aussi, ce texte (comme le livre)de Paul Valéry fut une découverte.D'autres textes de ce même recueil sont de cette extrême qualité de pensée et d'écriture.
      Oui, on a soigné "la vitrine" des musées et cela étrangement dans la suite historique de ce que les spécialistes ont appelé le postmodernisme (Charles Jenks)mais il s'agit d'un mouvement esthétique profond et déterminant de la fin du siècle dernier.Lorsque l'on jette un coup d’œil au mouvement architectural contemporain, on peut dire qu'il a suivit indirectement mais plus globalement ce regret mis en incise par Paul Valéry.
      Des réussites certes (je pense à la Fondation Cartier par Jean Nouvel) et quelques grandiloquences qui ne sont le fait que de mauvais architectes.
      Mais reste, comme vous le soulignez fort justement à marier la façade et l'intérieur!
      Me vient en mémoire un article que j'ai publié dans la revue Artension (avril 1983 n°3)et dans lequel je citais Jean Dubuffet:
      " De même que les proportions géantes d'un édifice seront beaucoup plus frappantes s'il se trouve dans une ruelle, un grand tableau prendra plus de sens dans un petit logement et sans recul".(Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard).
      J'esquissais dans un dernier paragraphe ce que devenait une nouvelle "esthétique du monument" au travers des réflexions contemporaines sur ce sujet, sans l'épuiser, bien évidemment.

      Oui encore, pour les petits musées! Je reprendrai aussi à Yves Bonnefoy, cette joie de pouvoir contempler en toute quiétude un tableau de peintre italien dans une petite église anonyme ou en France, ces fresques romanes et ces hôtels baroques populaires en bois peint qui s'offrent au bout d'un rustique chemin..
      Pour la photographie du Louttre.B au musée de Cahors, j'avais d'abord pensé concentrer mon attention sur le tableau lui-même en plan resserré (avec picasa)et puis ce dos de fauteuil restauration, ce décor mural me donnèrent la familiarité d'un "intérieur" particulier, là où les œuvres sont le plus souvent disponible à chaque instant. Alors, la photo est restée telle qu'au premier regard.
      Encore merci Tchaoupisque de votre si inspirant commentaire!

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    2. Le post modernisme en architecture nous a donné le collage, le pastiche, le syncrétisme creux, l’ironie, le « décalé » - à défaut de sens.
      Un des derniers avatars étant le musée des arts premiers du quai Branly par jean Nouvel : avec grand sérieux, sous les hourrahs des décideurs, on nous a vendu un bâtiment pour jouer à l’explorateur…. La présentation initiale du parti architectural le montrait comme une référence aux containers maritimes sensés avoir transporté les objets présentés. Des objets, faut-il le rappeler, à dimension ontologique. Je ne sais s’il s’agit là d’ironie ou de perversité.

      Je crains que les « quelques grandiloquences » ne soient pas que le fait de mauvais architectes, mais le reflet d’une époque qui valorise à outrance les égos surdimensionnés. Il faut bien caser les œuvres monumentales qui en sont le résultat. L’architecture est la représentation de l’esprit de la civilisation qui la fait surgir, elle est avant tout un produit collectif : technique, financier, temporel et signifiant.
      Il est utile pour le comprendre de lire « La signification dans l’architecture occidentale » de C Norberg-Schultz , écrit en 1974, avant l’avènement du post modernisme.

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    3. Vous posez encore de très pertinentes questions par votre fine réflexion tchaoupisque!

      Je reviens sur le terme "grandiloquent" pour simplement vous citer un passage extrait du Bruno Zevi, Apprendre à voir l'architecture aux éditions de minuit;
      " L'urbanité. C'est la qualité qui manque aux grandiloquents, aux égocentriques, à ceux qui veulent se faire remarquer. Nous qui vivons une époque où chacun croit devoir lancer un message personnel au monde, où chacun se préoccupe d'être original, d'inventer du neuf, de se détacher du contexte social, de se distin­guer, où chacun s'imagine être plus malin que les autres, nous sommes environnés par une architecture qui peut avoir toutes les qualités, mais qui n'est certes pas urbaine. Dans nos quartiers neufs, observez le grincement des couleurs, les décalages des balcons, et des corniches, et dites-moi si ces efforts d'originalité n'aboutissent pas, en réalité, à une monotonie supérieure à celle de certains quartiers du XVIIIe, et même du XIXe siècle, époque où il était d'usage de vivre de façon civile entre bâtiments."

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  4. Super blog et j'ose vous l'écrire...

    Juliette.

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  5. les musées m'enchantent depuis que j'ai trouvé un remède à l'oubli immédiat faute de vouloir tout voir en même temps !
    je choisis, je m'installe, je découvre, je dévore !
    évidemment les lacunes me chiffonnent mais ce que j'ai vu, aimé, me nourrit et me ravit !
    seule frustration, ne pas pouvoir toucher, caresser une oeuvre ! je le fais avec les yeux...
    bel été à vous

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    1. C'est ce qu'on peut résumer par la phrase: "quel beau tempérament"!
      ..Merci pour la visite Marty.
      A bientôt.

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  6. Comme complément au dossier Paul Valéry sur le Musée, cette passionnante analyse de Jacques Soulillou-Présence Panchounette dans DU DECORATIF Eric Fabre éditeur 1980.pages 24 à 26.

    " IV
    Au début de l'époque moderniste, le refus de «l'anecdotique-littéraire» (comme on disait alors pour désigner la tradition picturale «réaliste» du siècle précédent) qui va de pair avec un rejet de la subordination de l'image de peinture au discours (au-delà duquel se profilent naturalisme et réalisme en tout genre), au travers desquels la conscience moderniste thématise l'autonomie du langage plastique (pictural et sculptural), se traduisent par une célébration de la libération de l'oeuvre d'art par rapport à l'extériorité sociale «résumée» sous la forme du contenant architectural.
    Notre thèse se résume à cette simple proposition : l'oeuvre d'art moderne se destine à un mur abstrait. Au-delà de l'affirmation de son autonomie se profilent les thèmes d'une destination et d'une «muralité» abstraites.
    Or, la fin de cet ordre antique et classique qui hiérarchise le rapport de l'image au discours, instaurant le primat du second, (relation dans laquel­le Foucault voit l'un des deux principes qui ont régné sur la peinture occidentale depuis le quinzième siècle jusqu'au vingtième siècle) est elle-même solidaire de cette rupture qui s'affirme avec la naissance de l'art moderne entre l'oeuvre d'art et le mur.
    La subordination de l'image au discours va de pair avec le rapport de complémentarité organique entre l'oeuvre et le mur. Que l'oeuvre d'art vienne à définir ce rapport en terme de destination abstraite ruine bien évidemment cette notion de complémentarité organique mais aussi l'ordre hiérarchique qui réglait le rapport du discours à la forme. Ces deux ruptures sont solidaires et il n'est pas indifférent que l'écriture soit apparue comme le produit le plus immédiat de celles-ci sous la forme d'une expression libre de la trace écrite dans l'art pictural, c'est-à-dire non soumise à la fonction de double d'un discours quelconque.
    ( à suivre)

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    1. (suite 2)
      " II est important de bien voir que, si à l'intérieur du registre classique l'iconologique et le discursif apparaissent complémentaires même si leur rapport est hiérarchisé, ce rapport double celui qu'entretient l'image avec l'architecture qui offre à celle-ci (voir l'art de la mémoire et le dispositif Poussin) un espace organique différencié, à l'intérieur duquel elle croit et s'insère naturellement. Autrement dit, l'iconologique et le discursif tombent l'un dans l'autre et fusionnent en quelque sorte dès lors que
      la dimension iconologique, à travers l'affirmation de l'autonomie de son médium, se déclare indépendante de l'extériorité murale. Aussi bien, par conséquent, peut-on dire qu'à travers le thème de la destination abstraite de l'oeuvre d'art moderne est réduite à néant la très vieille alliance qui existait entre le mot et l'image dans le registre classique et qui supposait leur distinction-subordination.
      C'est bien cette complémentarité organique entre l'oeuvre et le conte­nant architectural que Valéry évoque dans son texte «Le problème des Musées» comme un Age d'or irrémédiablement perdu où l'architecture «Mère des arts», fournissait à ceux-ci «leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances»...
      «Leur mère est morte, leur mère architecture». Le Musée, l'espace et l'axiomatique muséologiques, seraient le produit de la dissolution de cette complémentarité organique. L'architecture muséologique est abstraite-indifférenciée; tous ces lieux sont égaux, elle n'offre point de niches spécifiques à l'intérieur desquelles les oeuvres à naître pourraient trouver une «alliance» naturelle. Le Musée définit une variété spatiale et historique isotopique : seule en effet la masse des oeuvres varie. Sur le mur abstrait muséologique, l'oeuvre est littéralement ex-posée : elle ne s'offre plus au regard dans cet horizon de complémentarité vivante qui existait entre le contenant architectural et les autres arts. Le Musée résume l'avènement d'une monde du «sans distance» selon l'expression de Heidegger, d'un monde où toute chose se donne égale­ment dans la proximité et dans l'éloignement. Aussi bien, à suivre le fil heideggerien, le Musée marque-t-il la fin de la chose artistique en tant qu'elle définissait un horizon de proximité et de «rassemblement». C'est au moment même où elle s'ex-pose de la sorte, et qu'elle apparaît «orpheline», comme le dit Valéry, que l'oeuvre d'art libère une charge de mort qui trouve à s'exprimer de façon optimale dans l'espace muséolo­gique : «Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui...».Valéry.
      Mais qu'est-ce qui fait précisément que chaque tableau se pose à l'exclusi­vité de tout autre désormais, sinon le fait que ce mur abstrait muséolo­gique constitue un lieu de séjour pour les oeuvres qui met en évidence la spécificité radicale de leurs écritures qui dans cette confrontation absolue à l'intérieur de cet espace abstrait, se neutralisent et se détruisent récipro­quement ? L'oeuvre moderniste est non seulement ex-posée, mais encore exposée au sens ordinaire du terme (tel que l'utilisait M. Fried précédem­ment, par exemple).

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    2. ( Suite 3 et fin).
      " Cette conjonction entre les thèmes d'un devenir orphelin de l'oeuvre d'art, du rapport entre ce devenir, l'écriture et la mort, ne laissent pas de rappeler les oppositions qui structurent le Phèdre de Platon, dialogue sur lequel nous aurons bientôt l'occasion de revenir. Soulignons simplement au passage combien l'architecture chez Valéry, en tant qu'elle s'offre comme un lieu naturel de donation de l’œuvre d'art, fait figure de Mémoire vivante face à l'architecture muséologique qui se dresse au contraire comme un édifice de Mémoire morte, propre à assurer, comme l'écriture dans le Phèdre, une simple fonction remémorative. On ne peut que noter aussi les profondes «affinités» qui existent entre cette Mémoire vivante architecturale et ce que nous avons rappelé à propos de l'art de la mémoire.
      Valéry énonce une équation fondamentale: l'abstraction ou ex-position de l’œuvre d'art est solidaire de l'abstraction architecturale ou de ce que j'appelle une «muralité abstraite». Mais il ne voit pas que c'est ceci qui forme la base même de l'évaluation de l’œuvre d'art par les créateurs modernes, si bien que son énoncé n'apparaît bientôt plus que comme une platitude idéologique où transparait...une nostalgie sans fin. Nous n'avions donc toujours pas quitté l'horizon de la conscience malheureuse.
      A ce regard tourné vers le passé répond l'apophtegme de F. Léger : «On ne doit pas prendre l'architecture comme un dispositif pour accrocher des tableaux: c'est l'erreur ancienne».
      La dissolution de la complémentarité organique doit désormais être mise en relation avec une translation qui a pour termes, d'une part conte­nant et contenu picturaux, d'autre part contenant architectural et con­tenu pictural (ce dernier comme unité d'un contenant et contenu qui forment le premier rapport).
      Au moment où s'élabore dans l'art pictural occidental l'unité entre le contenant «atmosphérique» ou spatial et les figures ou objets qu'il enveloppe, est thématisé, sous l'aspect d'une destination abstraite de l’œuvre, la rupture entre celle-ci et le mur, autrement dit entre le conte­nant architectural et le contenu pictural. Comme le dit Liliane Brion-Guerry en évoquant le rapport entre contenant et contenu picturaux chez Cézanne: «De l'homme au décor qui l'entoure, il existe désormais un lien d'autant plus indissoluble qu'il est moins visible».
      J. Soulillou/Présence Panchounette, Du Décoratif, Eric Fabre éditeur 1980.

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