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lundi 4 août 2014

Quel public pour l' art?





LE   PUBLIC


" L'art veut un public, pour des communications,  des contagions de sensibilités, c'est-à-dire une hasardeuse rencontre de « juges » diversement qualifiés pour pro­noncer, d'une souveraineté provisoire, sur des matières où beaucoup  auraient besoin  d'apprendre  avant de décider.   C'est par ce même procédé d'empirisme que s'établit  l'autorité   des   premières   «  connaissances  » humaines. Depuis l'entrée en jeu des vérifications d' ex­périence, la question de savoir si l'on connaît ou si l'on rêve,  se trouve  renvoyée  aux   contrôles   de  l'obser­vation positive qui prononce jusqu'au prochain développement d'expérience, renforcé d'un supplément  de vérification. Pour l'émotion de la nature, ou de l'art qui prétend l'exprimer, le cas n'est pas très dissemblable - le problème étant moins d'une émotion déterminée que de sa justification aux yeux d'un public armé du droit de dire et de se contredire indéfiniment .
Dans l'ordre du développement intellectuel aussi bien qu' émotif, chacun s'arrête au point qui lui paraît s'accommoder le mieux à la mesure de son intelligence. Révélations, mythes, légendes, doctrines plus ou moins heureusement fondées, chacun prend, ou est supposé prendre position dans tous les différends de l'humanité. L'un dit oui, l'autre non, et ceux qui, pour des raisons publiques ou secrètes, préfèrent ne rien dire, sont gra­cieusement dispensés de la place de Grève, où l'on a même renoncé à faire brûler les livres par la main du bourreau.


Au vrai, nous n'empêcherons jamais les hommes de différer, mais des moyennes d'approximations peuvent nous permettre des accords de paix provisoire, néces­saires à nos évolutions de sensibilité. C'est tout le fon­dement de notre « civilisation » où l'acquisition et les développement de nos connaissances et de nos émo­tions sont simultanément impliqués.
Les épreuves de sensibilité d'où naît la connaissance nous mènent à un état de pénétration des rapports posi­tivement observés, et bien que là soit le critérium pro­fond de notre intelligence, ce n'est qu'à grand-peine et après de longs âges, que nous arrivons, sur quelques points, à nous accorder. En revanche, si notre sensibi­lité, au lieu de s'ordonner pour suivre son cours vers des déterminations de rapports qui font la connais­sance, s'abandonne au plein de ses réactions, justes ou faussées, il en résultera des états d'émotion organique qui pourront, un jour, réunir magnifiquement les foules en des explosions d'enthousiasme commun, mais ne soutiendront pas longtemps l'épreuve de la durée. C'est dans le résidu de ces flambées d'émotions passagères, qui exercent momentanément sur nous un si puissant empire, que pourra se manifester, à la chance des jours,
ce fond commun d'opinions médiocres dont l'autorité est si vivement recherchée par la foule à titre de décisions infaillibles.
Qu'est-ce donc que ce public d'art, qui ne diffère de celui de la science que parce que ce dernier est tenu d'analyser son jugement, dans un cadre d'objectivité, tandis que le porteur d'interprétations émotives est admis à n'invoquer que la simple satisfaction de sa propre sensibilité? d'où la topique réponse de Sainte-Beuve à Chateaubriand apologiste de la foi : II ne s'agit pas de savoir si c'est BEAU. Il s'agit de savoir si c'est VRAI.


L'homme primitif, que prolonge si remarquablement notre théologie, nous fournit encore aujourd'hui sur le monde et sur l'homme lui-même, des jugements péri­més auxquels la plupart de nos contemporains attachent plus de prix qu'aux observations positives les plus sûrement vérifiées. Le prétendu « juge » peut être de jugement sain. Il peut être de jugement faussé. Il peut avoir des éléments de connaissance ou en être totale­ment dépourvu. Un jugement d'instinct peut rencon­trer juste, aussi bien que se laisser dévoyer. Il est soumis lui-même, à des critiques hasardeuses dont l'accumu­lation, pour beaucoup, tiendront lieu de vérité. Quelles sommes d'ignorances, de méconnaissances, et de connais­sances faut-il donc associer pour un jugement « autorisé » ? "


Georges Clemenceau CLAUDE MONET Les nymphéas Librairie Plon-Paris 1928.


Reproduction de l' édition originale du Claude Monet de G. Clemenceau, collection Versus.

11 commentaires:

  1. c'est VRAI!.. pourquoi juger?

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    1. Oui mais l' œuvre d'art doit être vraie dans sa logique propre, dans sa cohérence interne.
      La phrase est mise en italique par l' auteur et les deux concepts ou normes en majuscules.

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  2. Pas mal, "la question de savoir si l'on connaît ou si l'on rêve" !

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    1. Il me semble que l' auteur privilégie la connaissance de l' œuvre dans sa logique propre seule manière efficace à pérenniser en les ordonnant les " impressions " momentanées ou d' humeur.
      Bonne semaine!

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  3. la premiere phrase suffit et puis les "amateurs" d'arts ne maitrise pas les techniques de ce qu'ils regardent, ou écoutent mais jamais ne touchent. Alors les "sensibilités" d'écorchés vifs sont évoqués pour qualifier tel ou tel en oubliant qu'il n'y a pas d'école pour cela.
    M'sieur Clémenceau pourquoi en faire des tartines.
    Bzzz...

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    1. Ne faut-il pas s' atteler à la tâche de bien connaitre, de bien investiguer l' œuvre regardée?

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  4. N' est-ce pas Louis Gillet qui disait : " encombrant amical et positiviste Clemenceau"?

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    1. Voici que que Clemenceau répond à Louis Gillet dans notre ouvrage :

      IX

      LE CRITIQUE CRITIQUÉ

      " Avant de conclure, il me sera permis d'admettre à la conversation un distingué professionnel de la critique d'art, grand admirateur de Monet, mais impitoyable métaphysicien, qui veut que le peintre des Nymphéas nous emmène, par des chemins de fleurs, aux abîmes sans fond du Néant.
      Que la peinture moderne, en sa sensation de la lumière procède de Corot, c'est ce que je concéderai sans peiné à M. Louis Gillet, auteur d'un charmant petit livre inti­tulé : « Trois variations sur Claude Monet », où il loue de celui-ci « les perceptions les plus fines dans l'ordre des nuances », en même temps qu' « un génie somptueux de coloriste ». Où cela va-t-il nous conduire ?
      D'abord, M. Louis Gillet nous fait remonter jusqu'au principe de la technique de Monet qui consisterait dans la théorie, bien connue, « de. la division des couleurs » « La couleur simple est plus intense que la teinte com­posée. Conséquence : un violet se composant de rouge et de bleu, pour l'obtenir, très vif, sans perte aucune de rayonnement, ne mélangez vos éléments ni sur la palette ni sur la toile ; posez pures, auprès l'une de l'autre une
      touche bleue et une touche rouge : il en résultera une sensation violette. Le mélange s'opérera sur la rétine. C'est le mélange optique. »
      Cela dit, notre auteur n'hésite pas à reconnaître que ce prétendu secret est l' A B C de tout coloriste, en con­cédant à Monet le mérite de l'avoir remis en usage. Il croit surtout que Monet y a trouvé l'inspiration d'une « poétique » particulière, qui l'amène à « décomposer la lumière et le ton, à résoudre l'ombre elle-même en reflets colorés, à regarder toutes choses comme baignées, comme nageantes dans un fluide aérien — ce qui nous fait envi­sager le spectacle de l'univers comme une féerie de l'at­mosphère. Les contours se volatilisent, les bords se mettent à ondoyer dans un halo de lueurs pâles. Tout se métamorphose dans un éblouissement. Il ne reste du monde visible que ce poudroiement impalpable, cette ronde et ce tourbillon d'atomes qui tissent dans le vide la nappe de l'illusion. Jamais peintre n'a nié plus réso­lument la matière. » Ne voilà-t-il pas bien des choses dans un coup de pinceau?"
      .../...

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    2. ( Suite)

      " De mon œil de mécréant, M. Louis Gillet me permettra de voir les choses d'une façon plus simple. D'abord, tout homme qui a connu Monet pourra lui dire que notre peintre n'eut jamais de « poétique » ni de théorie d'aucune sorte qui pût engager ou retenir son pinceau. Il tint pour vrai ce que lui révélait sa vision, et s'appliqua, d'un effort inlassable, à le reproduire tel qu'il le voyait. Rien de moins. Rien de plus. C'est assez. Il n'aurait pas compris qu'au nom d'une doctrine, on lui proposât de faire autre chose que ce qu'il voyait. Voilà toute sa
      règle. Je ne crois pas que personne lui en ait connu d'autre. Pour tout dire d'un mot, il me paraît même que ce secret est celui de tous les grands peintres. Ils n'ont pas la même rétine : voilà ce qui les distingue. Et puisque nous leur demandons d'interpréter la na­ture, ne leur donnons pas le mauvais exemple, en les interprétant eux-mêmes autrement que dans leurs propres données.
      J'insiste d'autant plus sur ce point délicat que le poudroiement de lumière n'est pas du tout obtenu, comme M. Louis Gillet paraît le croire, par le « mélange optique » de taches de couleur. J'ai regardé souvent, d'aussi près que personne, les toiles des Nymphéas. J'y ai vu des traits de couleur presque pure jetés dé-ci dé-là pour obtenir certaines vivacités d'effets, non sans fougue parfois, mais sans prodigalité. Tout le reste vient de la palette. Si M. Louis Gillet en doute, qu'il veuille bien y aller voir.
      D'où vient donc le mystère? Simplement de ce qu'il n'y a pas deux d'entre nous qui soient identiquement doués de la même rétine, et que nous n'avons rien à demander au peintre digne de ce nom, sauf de nous offrir une interprétation du monde accessible à la moyenne des rétines suffisamment appropriées. Ce qui fait le prodige de la rétine de Monet, c'est qu'à moins d'un mètre de distance, dans le peloton de couleurs ou de tons agglomérés, par juxtapositions ou superposi­tions, en un champ d'inextricables mélanges, il voit la représentation du modèle aussi justement de près que de loin. Je n'en connais pas d'autre explication que l'état rétinien du peintre qui s'accommode instantanément de point de vue en point de vue. Je le constate sans en fournir l'explication. Je prends acte de ce qui est, à savoir que le serpentement calculé du trait de couleur qui nous déconcerte de près, prend à distance une signification de valeurs et de formes mouvantes où les nuances mêmes des activités du monde se révèlent de la façon la plus inattendue. L'évolution des âges per­mettra peut-être à nos neveux d'expliquer le phéno­mène. Ne pouvons-nous pas, dès aujourd'hui, nous livrer d'enthousiasme au plaisir d'admirer?

      .../...

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    3. ( suite)

      D'autant que pour admirer l'art de Monet dans sa plénitude, nous n'avons pas besoin de nous arrêter trop longtemps au miracle d'un fouillis de tons où les har­diesses de la main projettent des fusées d'arabesques insaisissables en vue du relief et du dessin des figura­tions lumineuses. Car il y a un surmiracle, celui que M. Louis Gillet explique par la survenue d'une certaine « poétique » dont il ne nous dit rien, consistant dans l'évocation de spectacles enchanteurs d'un monde à la fois plus beau et plus compréhensible que celui (excep­tion faite de VEmbarquement pour Cythère) dont on nous avait bercés jusqu'ici.
      C'est à ce point, en effet, que surgit le miracle des miracles, grâce- auquel le monde que le pinceau nous découvre se trouve être, non pas seulement d'une fantaisie enchanteresse, mais l'interprétation émotive d'un monde que toutes les données de la connaissance évoluée nous révèlent comme une approximation supé­rieure des réalités inaccessibles. M. Louis Gillet nous
      parle des « rondes d'atomes » tissant « dans le vide la nappe de l'illusion», et il en conclut que Monet nous pré­sente « une négation de la matière ». C'est proprement prendre les choses à rebours. Une visite au labora­toire de M. Jean Perrin lui permettra de voir les mouvements browniens, ainsi que le sillage des atomes et de leurs électrons inscrits sur une plaque de verre.
      Alors peut-être s'étonnera-t-il moins « de la grêle de chocs nerveux dont se compose l} image visuelle » et « des danses atomiques » dont il se permet de narguer la ma­tière au profit de Villusion. Alors comprendra-t-il ce poudroiement universel qu'il admire dans les panneaux de Monet, mais qui dans la réalité n'aboutit qu'à lui faire douter de l'existence de ce qui poudroie.
      Je n'en suis pas là. Ce « poudroiement » des choses rencontré par Monet au bout de son pinceau, je n'y vois rien qu'une heureuse transposition des réalités cosmiques, telles que la science moderne nous les a révélées. Je ne prétends pas que Monet ait reproduit les danses des atomes. Je dis simplement qu'il nous a fait faire un grand pas vers la représentation émotive du monde et de ses éléments par des distributions de lumières correspondant aux ondes vibratoires que la science nous découvre. Veut-on que notre présente con­ception atomique puisse changer? Le génie de Monet ne nous en aura pas moins fait faire un incomparable progrès dans nos sensations du monde, dont il faudra toujours tenir compte quel que soit l'avenir de nos assimilations."

      Claude Monet Les Nymphéas par G. Clemenceau pages 103 à 107. Plon éditeur 1928.

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  5. Cet empirisme des thèses de Clemenceau sera radicalisé par Pierre Francastel qui lui, décèle :
    " Une nouvelle manière tout entière dominée celle-là par l' esprit de système où la technique l' emporte désormais, hélas! sur l' inspiration poétique."

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