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samedi 8 mars 2014

Peut-on considérer un tableau sans son mur?





" Si je perçois le tableau sur le mur, il ne fait que le décorer (1). Il faut au contraire cesser de percevoir le mur pour pouvoir imaginer le monde auquel le tableau nous invite. De même, combien d'auditeurs à un concert ne ferment-ils les yeux, comme s'ils sentaient d'autant plus intensément ce que la musique exprime qu'ils auraient cessé de percevoir le monde où elle est jouée ! N'est-il pas significatif, à cet égard, que les lumières s'éteignent au théâtre juste avant que la scène ne s'éclaire, comme si on éprouvait d'autant plus la réalité du jeu qu'on ne percevrait plus celle du monde où il se produit ? Ainsi, dans le sommeil, sommes-nous d'autant plus disposés à être envoûtés par le monde du rêve que nous n'avons plus conscience de celui où nous sommes endormis. Pour que nous puissions rêver, notre sommeil doit être en effet assez profond pour nous avoir ôté toute cons­cience de la réalité. Dès lors nous vivons ce que nous imaginons comme si nous le percevions : pris par le rêve comme on est pris au jeu, nous jouons ce que nous imaginons comme si nous le vivions (2). 
De même que le rêve est un jeu inconscient de lui-même où nous jouons ce que nous imaginons, de même le jeu est-il donc une sorte de rêve réglé auquel nous nous disposons délibé­rément. Comme on a pu dire que le normal est éclairé par le pathologique, de même pourrait-on dire que si l'homme n'était pas capable de délirer il ne serait pas capable de jouer. Car le jeu manifeste cette faculté qu'a
la conscience de se soustraire à la prégnance du réel et de se laisser obséder par ce qu'elle imagine comme par la prégnance même de la réalité. Sans doute Sartre a-t-il bien montré combien nous nous illusionnons sur les illusions de l'imaginaire. Parce que la conscience ne peut imaginer sans poser l'irréalité de ce qu'elle ima­gine, pensait-il, elle ne peut pas plus croire à la réalité de ce qu'elle imagine que douter de celle qu'elle perçoit. Pourtant, telle que l'atteste le fait tout banal de se prendre au jeu, l'expérience est peut-être un peu différente."









1. Il va de soi que rien n'est plus contraire à l'art que la décoration. Alors que l'art invite notre imagination à refaire notre vie en chan­geant de monde, la décoration prétend changer le monde pour chan­ger notre vie en nous ôtant le désir de nous en évader. Alors que l'art ne s'adresse qu'à l'imaginaire, la décoration se veut une fête de la per­ception. Telle est la grande révolution opérée dans la seconde moitié du XIXe siècle par les inventeurs de l'art nouveau. De même que le pro­grès des techniques permettrait d'installer partout le confort moderne, de même que le socialisme allait partout instaurer la justice, de même, se substituant à l'art, la décoration allait nous réconcilier avec le monde en y installant la beauté. L'homme allait être enfin dispensé d'attendre et d'imaginer. On n'aurait plus besoin d'art ni de métaphy­sique : le monde allait être si beau qu'on n'en rêverait plus d'autre.






2. Que l'irréalité vécue dans le rêve ait la même prégnance que la réalité, l'observation en est si banale qu'elle a pourvu l'histoire de la philosophie de l'exemple le plus topique pour critiquer l'évidence naturelle ou la certitude sensible. On a moins remarqué que le rêve peut nous avoir si bien persuadés de sa réalité que nous continuons d'y croire après nous être réveillés. Je me rappelle, par exemple, lorsque j'avais treize ans, avoir rêvé de si véhéments conflits avec mes professeurs que l'un d'eux m'avait mis en retenue. Si prégnante avait été l'image du surveillant m'en remettant la convocation que je m'excusai de ne pouvoir me joindre à mes camarades, le jeudi suivant, par le fait que je devais me présenter au lycée. Au moment de m'y rendre, je cherchai l'indispensable convocation, et c'est en m'an­goissant de ne pas la retrouver que je me souvins d'avoir seulement rêvé l'altercation, la punition, et la remise de la convocation. Durant cinq ou six jours, toute une partie du rêve s'était donc intégrée à ma représentation de la réalité. Il est vrai, pour conforter les analyses de Taine, que rien de ce que j'avais rêvé n'était incompatible avec la réa­lité. Rappelons que, pour Taine, nous n'avons affaire qu'à des images. Comme des hallucinations, toutes prétendent représenter la réalité. Mais celles qui ont plus de cohérence et de systématicité agissent comme des « réducteurs ». En dénonçant l'incompatibilité des autres, elles réfutent leur prétention à représenter le réel, et de la sorte les des­tituent, les invalident, les relèguent. Réduites à l'état de « fantômes », ce seraient ces représentations en état de relégation qu'on nommerait des images.

Nicolas Grimaldi Traité de la banalité PUF 2005.

Photos Versus 2014.

16 commentaires:

  1. peindre pour des clous... http://youtu.be/V5Qilrt26AQ
    pas pour les murs.
    Bzzz...

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    1. Bel exemple bien choisi à mon sens.
      Le ciel n' a pas de mur dans cet extrait sauf que pour Van Gogh la folie était dans ses ciels.
      Cela nous ramène à une phrase du texte de N. Grimaldi, " le normal est éclairé par le pathologique".
      Bon dimanche!

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  2. Je n'ai lu que le début de ce texte (pour l'instant) car après il parle d'autre chose.
    Le tableau et le mur...
    Beaucoup d'efforts dans certaines expos, galeries pour choisir un fond neutre , un bon éclairage, un espace suffisant entre les œuvres.
    A vrai dire, quand je regarde un tableau, je ne vois plus le mur. Le reste n'existe plus (mur, visiteurs, bruit...) Rien que ce face à face avec la toile qui devient osmose, échange. Juste se reculer un peu, s'approcher. Passer la paume à une distance respectueuse de la toile pour ne pas la toucher mais sentir ce qui en vient. L'apprendre. Y revenir. La regarder encore. Parfois partir sans avoir vu les autres. Ou plus tard.
    A la maison, je n'ai que des affiches. Je n'oserai pas retenir captive une toile. Je l'aime ailleurs sur le mur blanc d'une galerie, dans l'atelier qui l'a vu naître, dans mon souvenir.
    Je lirai la suite demain. J'ai rendez-vous avec un livre papier.

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    1. Il me semble que ce texte fait bien la différence entre création et décoration christiane.
      Au-delà du premier degré de l' accrochage - bien que cette problématique puisse faire l' objet de tout un Cahier du Musée national d' Art Moderne - en quoi un tableau serait plus " captif " sur un mur privé que sur un mur public?
      Ne peut-on parler du cadre de la représentation pour reprendre le titre d' une réflexion de Louis Marin?

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    2. Captif (seulement chez moi !) j'habite une cabane de passage que je peux quitter et réinvestir à loisir. Dans le nid des bouts de laine, des mousses, des brindilles et des murs en livres. Ah oui, une boîte à trésors avec les lettres de mes amis et des photos du clan.
      (sourire)

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  3. "les lumières s'éteignent au théâtre juste avant que la scène ne s'éclaire..."
    Oui, ce moment d'entre-deux est important pour changer de monde.

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    1. Eh bien, nous voici dans le cadre de la représentation, encore!

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  4. la mémoire joue des tours, j'ai lu ce petit traité de Grimaldi mais je ne gardais aucun souvenir de cet extrait et du coup je suis allée me replonger dedans
    la première photo est extra

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    1. Oui, la première photo ouvre une porte de bergerie...

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    2. Il s' agit de la porte d' un château campagnard, laissé à l' abandon, Dominique.
      Ce qui m' a intéressé dans cette prise de vue, c' est cette ouverture à un second plan tout aussi présent que cette porte en mauvais état.
      Nous sommes " hors les murs " avec la possibilité de nous projeter ailleurs par notre imaginaire.
      La porte fendue, disjointe, ne nous cache rien des possibles.

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    3. @christiane,
      Réponse ci-dessus.
      Mais il aurait pu tout aussi bien s' agir d' une bergerie!
      Cela n' a guère d' importance.

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  5. C' est comme pour les vitres de la 2CV, il y a la lecture des avertissements qui oriente notre manière éventuelle de voir la photographie.

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  6. Pour le rêve, plus que l'imaginaire il faut, je crois, faire lien avec l'inconscient, le refoulé, la mémoire, les émotions.
    L'imaginaire exige une volonté, l'éveil, la lucidité. Le rêve nous trouve impuissants à les modifier, à les provoquer et souvent à s'en souvenir. On les subit.

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  7. l'art brut.. pas conçu pour plaire et décorer....(souvent)...

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    1. C' est souvent exact..mais peut-être aussi, ( hélas ?) très décoratif!

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  8. Cette lecture m'a réellement fait du bien ! J'y retrouve l'esprit qui m'anime dans la création.
    Merci

    Roger

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