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jeudi 6 février 2014

Des goûts






   DES GOÛTS

" II y a des personnes qui ont plus d'esprit que de goût, et d'autres qui ont plus de goût que d'esprit ; il y a plus de variété et de caprice dans le goût que dans l'esprit.
Ce terme de goût a diverses significations, et il est aisé de s'y méprendre. Il y a différence entre le goût qui nous porte vers les choses, et le goût qui nous en fait connaître et discerner les qualités, en s'attachant aux règles : on peut aimer la comédie sans avoir le goût assez fin et assez délicat pour en bien juger, et on peut avoir le goût assez bon pour bien juger de la comédie sans l'aimer. Il y a des goûts qui nous approchent imperceptiblement de ce qui se montre à nous ; d'autres nous entraînent par leur force ou par leur durée.
Il y a des gens qui ont le goût faux en tout ; d'autres ne l'ont faux qu'en de certaines choses, et
ils l'ont droit et juste dans ce qui est de leur por­tée. D'autres ont des goûts particuliers, qu'ils connaissent mauvais, et ne laissent pas de les suivre. Il y en a qui ont le goût incertain ; le hasard en décide ; ils changent par légèreté, et sont tou­chés de plaisir ou d'ennui sur la parole de leurs amis. D'autres sont toujours prévenus ; ils sont esclaves de tous leurs goûts, et les respectent en toutes choses. Il y en a qui sont sensibles à ce qui est bon, et choqués de ce qui ne l'est pas ; leurs vues sont nettes et justes, et il trouvent la raison de leur goût dans leur esprit et dans leur discerne­ment.
Il y en a qui, par une sorte d'instinct dont ils ignorent la cause, décident de ce qui se présente à eux, et prennent toujours le bon parti. Ceux-ci font paraître plus de goût que d'esprit, parce que leur amour-propre et leur humeur ne prévalent point sur leurs lumières naturelles ; tout agit de , concert en eux, tout y est sur un même ton.









 Cet accord les fait juger sainement des objets, et leur en forme une idée véritable ; mais, à parler géné­ralement, il y a peu de gens qui aient le goût fixe et indépendant de celui des autres ; ils suivent l'exemple et la coutume, et ils en empruntent presque tout ce qu'ils ont de goût.
Dans toutes ces différences de goûts que l'on vient de marquer, il est très rare, et presque impos­sible, de rencontrer cette sorte de bon goût qui sait donner le prix à chaque chose, qui en connaît toute la valeur, et qui se porte généralement sur tout : nos connaissances sont trop bornées, et cette juste disposition des qualités qui font bien juger ne se maintient d'ordinaire que sur ce qui ne nous regarde pas directement.







 Quand il s'agit de nous, notre goût n'a plus cette justesse si nécessaire, la préoccupation la trouble, tout ce qui a du rapport à nous nous paraît sous une autre figure. Personne ne voit des mêmes yeux ce qui le touche et ce qui ne le touche pas ; notre goût est conduit alors par la pente de l'amour-propre et de l'humeur, qui nous fournissent des vues nouvelles, et nous assu­jettissent à un nombre infini de changements et d'incertitudes ; notre goût n'est plus à nous, nous n'en disposons plus, il change sans notre consente­ment, et les mêmes objets nous paraissent par tant de côtés différents que nous méconnaissons enfin ce que nous avons vu et ce que nous avons senti."



Détail de l' atelier du sculpteur Jean Suzanne 2013.


 La Rochefoucauld Maximes, réflexions, lettres Hachette poche Pluriel éditeur 1999.




Photos Versus.

32 commentaires:

  1. L' esprit et le bon goût, je les avais presque oubliés, heureusement que l' on s' en souvient ici !

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    1. La lecture de ce texte de La Rochefoucauld m' a frappé par la modernité de sa pensée. Le dernier paragraphe, par exemple où l' on dirait un sculpteur en train de modeler sa propre matière à penser, de la comprendre, et de libérer des nouvelles formes pour penser.
      Bonne soirée à vous!

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  2. Voilà qui donne envie de le relire, cette clarté qui empêche les classiques de vieillir.
    J'ai d'abord pris ces danseuses de rue pour des feuilles sur un mur, avant d'agrandir l'image - surprenante, cette 2e photo !

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    1. Bon, cette photographie, je l' ai spécialement recadrée pour vous Tania!
      J' ai en tête certaines photographies d' Alexandre Rodtchenko...

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    2. Oh merci, Versus (ce n'était pas un reproche).

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    3. Les deux versions existaient et je préfère personnellement celle-ci.

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  3. Conversations imaginaires... Et si nous présentions, à Mr de Larochefoucauld, Mme Christine Hirgalet. De quoi parleraient-ils dans un entre-deux du temps ?
    Pour en avoir une idée, ce fragment d'un article qu'elle a écrit pour la revue "Tréma" sous le titre "Comment le goût esthétique vient aux enfants ?"
    " ... Le consensus qui prévalait il y a peu sur la définition de notre patrimoine artistique a été fortement malmené par la succession des avant-gardes, puis par la naissance de la pensée postmoderne dans les années quatre vingt. Les critères et les hiérarchies ayant été bousculés, la juxtaposition des genres dans la présentation de l'art contemporain, qui procède de plus en plus de l'échantillonnage indifférent et de moins en moins de la confrontation (y compris conflictuelle) conduit à un réel désarroi.(...)
    Toutes les formes d'expression artistique témoignent d'échanges, d'influences, de porosités entre les cultures (l'influence de l'Islam sur l'art médiéval, le Japonisme de Van Gogh, Picasso et l'art nègre). C'est même pour une large part le ferment de leur évolution. Si l'école prenait en charge de porter un regard sur d'autres cultures que la nôtre, et d'étudier les cas d'influences réciproques, peut-être pourrait-elle jouer son rôle fédérateur autour d'une identité commune, la culture transmise comme un patrimoine, tout en proposant un point de vue qui en relativiserait le côté monolithique et ethnocentriste. L'on peut considérer d'ailleurs que bien des enfants français sont étrangers à leur propre culture « haute ». La leur, celle dont ils se revendiquent, qualifiée de culture populaire, de masse, n'est même pas évoquée à l'école. Elle croise pourtant fréquemment l'art contemporain (Pop Art, Graffitis et Tags d'artistes). On s'orienterait peut-être vers une éducation à la tolérance dans le domaine de l'esthétique, rompant ainsi avec le « bon goût » convenu, la rigidité, l'académisme.
    S'il existe une éducation au jugement esthétique, elle passe par plusieurs chemins, la famille, l'école, mais ne s'y réduit nullement. La connaissance n'est rien sans la sensibilité, l'essentiel est peut-être ailleurs, dans un libre choix de l'individu. Car, en définitive, la relation avec l'art ne se décrète pas de l'extérieur. Elle ne peut être que le fruit d'une démarche solitaire, procédant de la passion au moins autant que de la raison..."

    Quant à L'esprit... il est le sel de la vie !

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    1. Il me semble que le texte que vous avez posé Christiane, parle plutôt de jugement esthétique et de ses critères plutôt que du goût de manière générale.
      Une simple remarque ( ce texte, de toute évidence, demanderait à lui seul différents développements ) : comment des enfants pourraient-ils comprendre les influences " étrangères" s' ils ne sont pas capable déjà ou en même temps de comprendre la culture " haute " et leur propre culture "populaire "?
      Bien à vous.

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    2. Christine Mirgalet (et non Hirgalet) l'évoque, avant -se reporter à l'ensemble de son texte :
      PDF]
      Comment le goût esthétique vient aux enfants - Tréma - Revues.org
      trema.revues.org/pdf/1945‎
      . Je vois ce lien avec le vôtre : beaucoup de nos goûts se forment dans l'enfance et il faut beaucoup de volonté, de curiosité, de hasards pour s'en ouvrir à d'autres. L'éducation, l'école sont des seuils d'ouverture.
      "Le goût de manière générale"... c'est tellement vaste et mouvant. Il y a un lien avec l'affectif, les sentiments et les épreuves que nous traversons, les amis que nous côtoyons... le pays où nous grandissons, la famille etc...

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    3. Mais Christiane je vous répondrai avec cette phrase conclusive de l' article que vous-même vous citez :

      " S'il existe une éducation au jugement esthétique, elle passe par plusieurs chemins, la famille,
      l'école, mais ne s'y réduit nullement. La connaissance n'est rien sans la sensibilité, l'essentiel
      est peut-être ailleurs, dans un libre choix de l'individu. Car, en définitive, la relation avec l'art
      ne se décrète pas de l'extérieur. Elle ne peut être que le fruit d'une démarche solitaire, procédant
      de la passion au moins autant que de la raison."

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    4. Hélas - ou tant mieux - ce n' est pas le cas Christiane!

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    5. Cela veut dire dans ma boîte à mots : réponse rapide et éclairante. Ce qui est souvent votre style.
      Belle soirée.

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    6. A dire vrai Christiane, l' article que vous citez m' a fort embarrassé et irrité parce qu'il demanderait plusieurs éclaircissements dans plusieurs directions ( sur Bourdieu par exemple ainsi que sur l 'éducation au " bon goût " ) alors qu' il serait intéressant d' avancer sur la notion de goût comme le suggère une certaine Véronique ci-dessous.
      Mais bon, il s' agit d' une libre discussion!

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  4. Il serait intéressant de savoir à quand remonte cette notion de " goût".

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    1. Il existe une excellente analyse de Robert Klein : Giudizio et gusto dans la théorie de l' art au cinquecento dans son livre La forme et l' intelligible Gallimard 1970.

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  5. le goût du goût est dans l'air du temps (;) : tout un séminaire de l'institut national d'histoire de l'art (INHA) et l'expostion récente de Montpellier : le goût de Diderot (éléments de réponse à Véronique)

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    1. Je vous signale aussi l' entrée du mot " goût" dans le Vocabulaire européen des philosophies éditions Seuil/Le Robert, très complet.
      En voici l' introduction générale :

      " Gusto en italien et en espagnol, goût en français, Geschmack en allemand, taste en anglais, possèdent tous un double sens, gustatif et esthétique. Les langues européennes ont en effet emprunté au vocabulaire des cinq sens le mot propre à désigner ce qu'on nomme aujourd'hui le jugement esthétique. Pour importante qu'elle soit, cette ambiguïté sémantique n'est pas la véritable source des dif­ficultés constantes que présente le concept de goût dans le champ de l'esthétique. Celles-ci tiennent à des malentendus spécifiques nés du clivage entre l'esthétique comme disci­pline philosophique et les anciennes théories de l'art. Lié à giudizio, le mot gusto, tel qu'il est utilisé par les Italiens de la Renaissance, désigne l'acuité du jugement, la capacité à discerner, la disposition spécifique d'un artiste. Il peut avoir une signification éthique, psychologique, voire politique. Aux XVIe et XVIIe siècles, gusto en espagnol et goût en français gardent le sens d'acuité et de discernement. Si ces termes prennent peu à peu au cours du XVIIe siècle le sens de jugement esthétique, particulièrement en France, leur usage ne présente pas d'emblée un caractère normatif. Ce n 'est qu 'au XVIIIe siècle que goût est assimilé à bon goût, en même temps qu'il prend un sens de plus en plus subjectif, notamment sous l'influence de nouveaux courants philoso­phiques. L'élaboration conceptuelle de taste dans les philosophies anglaises de l'expérience esthétique donne une nouvelle orientation à la réflexion sur le goût, en conservant toutefois au terme la diversité des significations attachées à gusto et goût.
      La véritable rupture avec la tradition de la théorie de l'art s'opère avec la définition kantienne du jugement de goût qui aboutit à priver celui-ci de toute objectivité possible. La perte de cette objectivité minimale du jugement de goût, propre à l'intersubjectivité esthétique telle qu'elle s'était formée à l'Âge classique, a rendu possible une conception désormais dominante selon laquelle il n'existerait aucune corrélation possible entre le goût comme faculté d'évalua­tion et les propriétés esthétiques de l'œuvre d'art, au sens qu'une philosophie réaliste donne au terme de propriété, c'est-à-dire une donnée existant indépendamment de la conscience. Reste que la question posée par la polysémie du concept, telle que la tradition nous la transmet, celle de la pluralité de ses fonctions et de ses finalités, demeure entière. De même que celle de la traductibilité de ce qui fut véritablement pensé sous ces notions dans des champs qui excèdent amplement la relation à l'art."

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  6. en effet ces fleurs crucifiées sont belles,sans l'ombre d'un doute.
    Bzzz...

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    1. Peut-être oiseaux du Paradis aussi légers que leurs ombres?

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  7. Des textes devant lesquels il faut s'incliner, non seulement ils n'ont pas vieilli mais on les croirait écrits pour aujourd'hui

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  8. j'aime ces discussions ... je ne suis pas assez à l'aise en français pour y participer.. mais j'ai plaisir de lire..

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    1. Nous éprouvons, nous aussi, le plaisir de lire votre satisfaction...à lire!

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  9. Un blog constitué uniquement de citations et d'extraits de textes?
    Cela frise l'argument d'autorité et ne garantit guère la compréhension adéquate des textes cités... D'autant que la plupart des lecteurs répondent par ...d'autres citations. A ce compte, on prend peu de risques : on s'abrite derrière l'autorité présumée de la chose imprimée.
    Amicalement
    A.M.

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    1. Ah, cher ami, que la critique me semble sévère et quelque peu injustifiée!
      Il s' agit de propositions de lectures, poèmes, textes philosophiques, essais littéraires, critiques d' art, etc...qui peuvent être appréhendés par tous, spécialistes ou non.
      C' est un choix personnel que j' assume totalement qui appelle à faire réagir, à donner la possibilité de bifurcations, de prolongements dans un maximum d' ouverture et de niveau de lecture.
      Un blog, ce blog, accepte les avis de tout le monde, du plus savant au plus simple et je serais très honoré d' avoir les vôtres que je sais par avance très pertinents sur énormément de sujets.
      Cela fait peut-être un peu auberge Espagnole mais avec urbanité et sans éviter la confrontation s' il le faut, nous accueillons ici toute personne sans examen ni notation préalable!
      Mais je reste toujours sensible à l' amitié qui ne transige pas.
      A bientôt.

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  10. Pour ma part j'aimerais bien une explication de la phrase mise en exergue :
    "Trouver les mots et le regard pour les prolonger dans la réciproque du temps"
    A l'oreille, on peut juger que cela sonne bien, mais qu'en est-il du
    sens ? Words, words, words ! comme dirait l'autre...

    William S.

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    1. Il s' agit, faut-il le confesser sans trop de honte, d' une formulation assez " synthétique" qui voudrait avancer que le vocabulaire, ces mots qui jouent et se jouent de nous ou l' image - ce regard -, se " trouvent ", s' allient, offrent leurs similitudes, leurs conjonctions dans un même mouvement de compréhension intellectuelle et/ou intuitive et qu' en définitive cette "trouvaille" ( le fait de se trouver) ne s' épuise aucunement dans cette union et ne génère que des "retrouvailles", c' est-à-dire un prolongement d' instants qui se font et se défont et qui ne peuvent se tisser que dans le temps.
      Est-ce dire que la réciproque est vraie?
      Est-ce dire l' interloqué, la propriété de rien?
      La question, en ce qui me concerne reste posée.
      Bonne soirée.

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  11. Compréhension intellectuelle et intuitive mêlées ou unies ? Cette union n'est ici que verbale (flatus voci!) et la "synthèse" recherchée n'aboutit qu'à une obscurité plus grande encore que celle de la formule qu'elle est censée éclairer. Les mots ne se jouent de nous que lorsqu'on décide de se laisse porter par eux sans souci de rigueur conceptuelle, c'est-à-dire lorsqu'on joue avec eux avec l'espoir (quelquefois vain) de leur faire dire quelque chose.
    Ne pas confondre l'obscurité et la profondeur...
    Un sceptique

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  12. Erratum : il fallait lire "flatus vocis" bien entendu, sinon on y perd son latin...

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  13. Il est une expérience assez peu banale qui est celle de la plongée dans l' eau, plus on est en profondeur, plus on est dans l' obscurité et plus on peut en tirer une expérience transmissible.

    Je pense ici à l' actualité du travail artistique de Bill Viola :

    http://elisabeth.blog.lemonde.fr/2014/03/05/bill-viola-sculpteur-du-temps/?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+lemonde%2FWRcI+%28une+dilettante%29#xtor=RSS-32280322


    Bonne soirée.

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  14. That's a red herring !!
    William S.

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