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samedi 27 avril 2013

Les rituels de la transparence





 " L'incertitude d'exister et, du coup, l'obsession de faire la preuve de notre existence, l'emportent sans doute aujourd'hui sur le désir proprement sexuel. Si la sexualité est une mise en jeu de notre identité (jusque dans le fait de faire des enfants), alors nous ne sommes plus exactement en mesure de nous y consacrer, parce que nous avons déjà bien trop à faire à sauvegarder notre identité pour trouver l'énergie de nous porter vers quelque chose d'autre. Ce qui nous importe d'abord, c'est de faire la preuve de notre existence, même si elle n'a pas d'autre sens que celui-là.







 Ce qu'on peut voir dans les graffiti récents, de New York ou de Rio. La génération précédente disait: «J'existe, je m'appelle Untel, je vis à New York. » Ils avaient une charge de sens, quoique presque allégorique : celle du nom. Les derniers sont purement graphiques et indéchiffrables. Ils disent toujours implicitement: «J'existe», mais simulta­nément : « Je n'ai pas de nom, je n'ai pas de sens, je ne veux rien dire. » Nécessité de parler quand on n'a rien à dire. Cette nécessité est même d'autant plus grande qu'on n'a rien à dire, comme il devient d'autant plus urgent d'exister quand la vie n'a plus
de sens. Du coup, la sexualité se trouve reléguée au second plan comme une forme déjà luxueuse de transcendance, de gaspillage de l'existence, alors que
 l'urgence absolue est tout simplement de vérifier cette
 existence.








 Une scène me revient, d'une exposition hyperréaliste à Beaubourg : ce sont des sculptures, ou plutôt des mannequins, tout à fait réalistes, couleur chair, intégralement nus dans une position sans équivoque, banale. L'instantané d'un corps qui ne veut rien dire et qui n'a rien à dire, qui est tout simplement là et, du coup, provoque chez les spectateurs une sorte de stupéfaction. La réaction des gens était intéres­sante : ils se penchaient pour voir quelque chose, le grain de la peau, les poils du pubis, tout, mais il n'y avait rien à voir. Certains voulaient toucher même, pour éprouver la réalité de ce corps, mais naturellement ça ne marchait pas, puisque tout était

déjà là. Ça ne trompait même pas l'œil. Quand l'œil est trompé, le jugement s'amuse à deviner, et même si on ne cherche pas à vous tromper, il y a toujours une sorte de divination dans le plaisir esthétique et tactile qu'une forme vous procure.






 Ici, rien, sinon l'extraordinaire technique par laquelle l'artiste arrive à éteindre tous les signaux de la divination. Il ne reste plus l'ombre d'une illusion derrière la véracité des poils. Plus rien à voir : c'est pour cela que les gens se penchent, s'approchent et flairent cette hyper-ressemblance hallucinante, spec­trale dans sa bonhomie. Ils se penchent pour vérifier  cette chose stupéfiante : une image où il n'y a rien à  voir."

Jean Baudrillard L' autre par lui-même Habilitation, Galilée éditeur 1987.








 L' ensemble des photographies Versus 2013.



25 commentaires:

  1. Parfaitement analysé. Transparents au point qu'il faut prouver son existence dans un miroir!

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    1. Et plus on regarde, plus on y voit rien!

      Cela s' étale sous nos yeux ( même de mirifiques patrimoines! ) en nous intimant de circuler, y' a rien à voir!

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    1. ..Et d' une extrême modernité dans son analyse socio-philosophique, publiée en 1987...
      Bon week-end à vous, joye.

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  3. sortir du lot me semble-t-il? C'est la gageure de notre immortalité via nos gênes.

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    1. D' une certaine manière, oui.
      Surtout la confusion relevée par Jean baudrillard de ne plus pouvoir concevoir l' autre comme différence mais comme une extension de soi. L' autre est autre que s' il est comme moi.
      On revendique la différence fantasmée à notre désir de l' identité.
      C' est au nom d' une différence sexuelle revendiquée que les couples homosexuels veulent se marier comme tout le monde, par exemple.
      C' est là que je trouve la modernité de la pensée de Baudrillard ( 1987) passionnante.
      Avec le soleil dominical, bien à vous.

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    2. hasard j'ai vu ceci...
      http://youtu.be/kiHpGAjA33E
      merci pour le soleil.

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    3. Excellente, vraiment excellente cette vidéo, bourdon!
      Je conseille vivement à tous ceux qui viennent sur ce blog de la visionner.

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  4. Des peintures hyperréalistes, comme celles de John De Andrea, par exemple?
    J.P. C.

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    1. Effectivement, il me semble que Baudrillard fasse référence à cet hyperréalisme là.
      Par comparaison il faut aller voir les travaux de Ron Mueck à la Fondation Cartier à Paris. Ils marquent une nouvelle étape significative de l' hyperréalisme.
      http://www.francetvinfo.fr/comment-ron-mueck-donne-vie-a-la-sculpture_299615.html
      Bien à vous.

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  5. Passionnant ce lien entre la sexualité abolie et sa propre recherche d' identité. Je crois que la sexualité est le remède à notre quête narcissique puisqu' elle permet de se trouver en explorant l' autre.

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    1. Vous avez tout à fait raison, orfeenix, mais dans le cas précité par Baudrillard, il faut remarquer que celui-ci ajoute :

      " L' obscénité est là : dans le fait qu'il n'y ait rien à voir. Elle n'est pas sexuelle, elle est de l'ordre du réel. Le spectateur se penche non par curiosité sexuelle, mais pour vérifier la texture de la peau, la texture infinie du réel. Peut-être est-ce là aujourd'hui notre véritable acte sexuel : vérifier jusqu'au vertige l'objec­tivité inutile des choses.

      Dans bien des cas, notre imagerie erotique et pornographique, toute cette panoplie de seins, de fesses, de sexes, n'a d'autre sens que celui-ci : expri­mer l'objectivité inutile des choses. La nudité ne sert plus que de tentative désespérée pour souligner l'exis­tence de quelque chose. Le cul n'est plus qu'un effet spécial. Le sexuel n'est plus qu'un rituel de la transparence. II fallait jadis le cacher, aujourd'hui c'est lui qui sert à cacher le peu de réalité - et il participe lui aussi, bien sûr, de cette passion désincarnée.
      D'où vient alors la fascination de ces images? Certainement pas de la séduction (la séduction est toujours un défi à cette pornographie, à cette objec­tivité inutile des choses). Nous ne les regardons même pas à proprement parler. Pour qu'il y ait regard, il faut qu'un objet se voile et se dévoile, qu'il disparaisse à chaque instant; c'est pourquoi il y a dans le regard une sorte d'oscillation. Ces images par contre ne sont pas prises dans un jeu d'émergence et de disparition. Le corps y est déjà là sans l'étincelle d'une absence possible, dans l'état de désillusion radi­cale qui est celui de la pure présence. Dans une image, certaines parties sont visibles, et d'autres non, les parties visibles rendent les autres invisibles, il s'installe un rythme de l'émergence et du secret, une ligne de flottaison de l'imaginaire. Alors qu'ici tout est d'une visibilité égale, tout partage le même espace sans profondeur.
      Et la fascination vient justement de cette désincarnation (l'esthétique de la désincarnation dont parle Octayio Paz). La fascination, c'est cette passion désincarnée d'un regard sans objet, d'un regard sans image. Il y a longtemps que tous nos spectacles médiatisés ont franchi le mur de la stu­péfaction. Celle d'une exacerbation vitrifiée du corps, d'une exacerbation vitrifiée du sexe, d'une scène vide où rien n' a eu lieu, et dont pourtant le regard est empli. C' est celle aussi de l' information, ou du politique : rien n' a lieu, et pourtant nous en sommes saturés."
      Jean Baudrillard L' autre par lui-même Galilée pages 29 à 31.

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    2. Merci pour cette réponse aussi riche que le billet.

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  6. Rien à dire... je vais relire et méditer... comme toujours lorsque je quitte ce blog ;)

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  7. Et que dire de cet hyperréalisme qu'est l'abstraction, réel et concret au point qu'elle nous ramène uniquement à sa propre matérialité… tout a effectivement disparu… les hommes et leurs ombres, la nuit comme le jour, les diables et les Dieux… le bien le mal, ne reste que la forme mais pas les formes…

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    1. Il me semble que l' abstraction, comme vous l' écrivez TG, n' est pas plus "hyperréaliste" que la figuration...
      Sinon, vous posez une énorme et passionnante problématique, celle des "hommes et leurs ombres", la caverne de Platon, à propos de laquelle il faudra sans doute s' interroger sur ce blog.
      Bien à vous.

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  8. "…il y a toujours une sorte de divination dans le plaisir esthétique et tactile qu'une forme vous procure."
    Quelle belle ouverture !
    Ce texte - et la vidéo proposée plus haut - n'en finissent pas de proposer une réflexion qui tourne longtemps en tête. Merci.

    Cela me ramène à cette réflexion de N. Hawthorne dans "Carnets américains" : "Quand nous nous trouvons transportés dans des lieux inconnus, nous avons l’impression que tout est irréel. Ce n’est cependant que la perception de l’irréalité véritable des choses de ce monde, rendue plus évidente encore par le manque de congruité entre nous-mêmes et ces choses. Peu à peu, nous nous adaptons et perdons cette perception des choses."

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  9. Tout a disparu dans votre dernière photographie, ne nous reste qu' un escarpin échappé à l' ogre vorace des yeux du manque...!

    Pierre V.

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    1. Disparu ou caché, là est aussi la question.
      Mais cette escarpin peut nous relancer dans le conte de Cendrillon : trouver chaussure à son pied par la vision, par le regard?

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  10. Intéressant tout ça ! Mais point de vidéo pour suivre les commentaires éclairés des lecteurs ! Le lien aurait-il disparu comme par enchantement.

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    1. Le lien pour la vidéo fonctionne parfaitement là, au-dessus : le bourdon masqué lundi, 29 avril, 2013

      Le voici à nouveau
      http://youtu.be/kiHpGAjA33E
      Bien à vous.

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  11. Terrible méditation... Qu'est-ce qui a pu, dans l'histoire du siècle passé, dissoudre ainsi l'identité si ce n'est ces génocides menant à l'absurdité, à la pensée du néant ? L'art devient empreinte, trace d'un vivant indéterminé, la poésie aussi. Nous cherchons dans ce qui nous résiste à nous révéler. Quoi nous résiste encore ? Le charroi tumultueux des paroles et des images d'internet efface peu à peu les lisières du réel. L'homme y est sans ombre ou le devient, présence cachée sous les murmures. Monde de brume épaisse, d'effroi, de virtualité... Existence sous vide emplie de banalité qui ne laisse plus rien voir, oui... Corruption, puissance de l'argent... Houellebecq s'en nourrit, les tagueurs aussi.

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