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jeudi 24 avril 2014

Peut-on voir la nuit?





" Voir la nuit signifie voir pendant qu'il fait nuit, mais aussi voir cet objet particulier qui s'appelle nuit : irracordable à tout autre, isolé de chacun en même temps qu'ils en sont tous atteints et, en quelque sorte, rejeté par eux : parce qu'il n'a pas de dimensions et qu'ainsi il les abolit tous en les recouvrant (références rhétoriques : voile, creuset, tombe, manteau). Voir pendant qu'il fait nuit - c'est plus particulièrement le fait des chats et des nyctalopes - suppose les yeux ouverts tandis que voir l'objet nuit se peut pareillement qu'ils soient ouverts ou fermés : l'objet nuit, donc, une sorte d'anti-objet, non qualifiable à la manière dont on le fait de tous les autres (parce qu'il est soumis à une approche autre) ou encore : lui seul, lui étant là, et sa fréquence égale à celle du jour, à faire l'objet d'une vision autant que d'une vue. Et puisque ce n'est que ce qui n'est pas là qui fait l'objet d'une vision, non d'une vue, la nuit est et n'est pas là.




Mais aussi les deux significations que comporte « voir la nuit » s'accorderont dans la profondeur du miroir. Sans doute parce que celui-ci n'étant que surface, sa profondeur inventée provoque par son inexistence le désir de pénétrer, au même titre que l'abolition de l'objet par la nuit suscite son fantasme obsédant. Car on ne voit la nuit que si le miroir est là et si elle y est entrée, recouvrant le verre de signes et d'un certain bleu glacé, la couleur même de la nuit. (Qualifiée bleue si le bleu, et il en sera de même quand il s'agira du ciel ou de l'eau, informe d'un objet dont la surface et la profondeur se confondent et sur lequel l'avancée du regard s'interrompt et se propage tout à la fois). C'est trop peu de dire que le miroir reflète la nuit : son opacité la voit et la relate au regard comme si elle n'était pas là devant, mais pâle derrière l'œil, invisible."




Jean Tortel Le discours des yeux Editions Ryoan-ji 1982.




L' ensemble des photographies originales, Versus 2014 France.





13 commentaires:

  1. Une vision sans limite, sur les mondes, jour, nuit, rêve, étoiles... (soupir)

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  2. Nuit et jour, la nuit nous suit.

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  3. la deuxième photo tel un rideau qui scintille... les mille et une nuits!

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    1. Ce sont les portes du tribunal et les deux colonnes, style restauration.
      Le noir saturé est devenu vert et bleu...

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  4. J'aime beaucoup "Les portes de la nuit".

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    1. L'éclairage auxiliaire derrières ces portes nous ouvre un monde des robes noires qui dansent!

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    2. Il existe un texte de Jean Tortel qui répond de cette nuit :

      " Toutes les nuits entraînant à supposer, trafiquent l'obsession : parce qu'elles suscitent un enchaînement irréversible (comme si elles engendraient sans cesse la métamorphose). Sans trop savoir de quelle nuit il s'agit, aucune d'elles ne subsiste dans son identité propre, car aucune n'est limitée ni fixée. quelque part, ni sur quelque objet, mais s'indétermine par le fait même qu'elle est là ; et elles tournoient (comme le fleuve épais) à partir de centres fascinants qui surgissent de trous, éblouissent les yeux fermés, tournoient, et c'est pourquoi le tournoiement tracasse, à la manière de certains soleils ondoyants. Il y a l'étrange corrélation des soleils et des nuits qui obligent de la même façon à fermer les yeux et qui soulèvent ainsi semblablement l'image intérieure, la seule inquiétante parce qu'elle est le résultat de nul objet. La vue impossible se résoudra aussi bien en une métaphorisation globale qu'en une absence de parole que le désir interrogateur consumera sans répit. (Il y a aussi la corrélation, moins étrange, de la nuit et de l'eau : à l'intérieur d'un sein répandues. L'image intérieure, ou nocturne, tremble comme un flan. Une manière de gélatine)."

      In Le discours des yeux Ryôan-ji éditeur.

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  5. alors "on braconne" le photon? Tsss!
    Bzzz...

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    1. Hasard dû à la volonté d' éclairer un noir, trop sombre à mon goût et voilà le résultat!

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  6. Ils sont beaux, vos nocturnes - quant à la dernière photo, elle intrigue.

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    1. Il s'agit d'une fleur artificielle en matière synthétique, éclairée de l'intérieur...

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  7. Jean Tortel est d'abord un regard, un voyage de son corps au monde puis il veut traduire avec des mots, au plus précis, ce que son regard explore. La nuit, ici, semble prisonnière du leurre d'un miroir, miroir qui pourrait être ses yeux impuissants à percer le mystère des couleurs, leur rapport avec la lumière ou l'autre celle sourde que nous nommons "bleu" et qui appartient aux ombres vacillantes de la nuit.
    Son écriture est rocaille comme ces terres de Provence toutes épuisées de soleil et de vent. Belle mémoire...

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  8. superbe !
    et en exergue ce petit bout de "fragment personnel" (la mort/la nuit/

    "Elle est tranquille, mais elle vibre peu et son mouvement, qui se garde une certaine souplesse, n’est perceptible que de moi seul. Elle est lumineuse"
    et bravo pour la porte du tribunal

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