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dimanche 24 mars 2013

La côte d' azur






" L'azur, c'est l'épaisseur optique de l'atmosphère, la grande lentille du globe terrestre, sa brillante rétine.
De l'outremer à l'outre-ciel, l'horizon départage la transparence de l'opacité. De la matière-terre à l'espace-lumière, il n'y a qu'un pas, celui du bond ou de l'envol capable de nous affranchir un instant de la gravité.
Mais l'horizon, la ligne d'horizon, n'est pas uni­quement le socle du saut, il est aussi le tout premier littoral, le littoral vertical, celui qui sépare absolument le "vide" du "plein". Invention inaperçue de l'art de peindre et de distinguer toute "forme" d'un "fond", la ligne de terre anticipe de loin le rivage maritime, la "Côte d'Azur", ce littoral horizontal qui nous fait si souvent perdre de vue la perspective zénithale. D'ail­leurs, toute l'histoire des perspectivistes du Quattro­cento n'est jamais qu'une lutte, un combat de géomètres acharnés à nous faire oublier le "haut" et le "bas", à l'avantage exclusif du "proche" et du "lointain", d'un point de fuite qui les fascine littéralement, alors même que notre vision du monde est proprement déterminée par notre poids, orientée par la gravité terrestre, le classique distinguo entre zénith et nadir.







Le point de repère premier de la vue n'est donc pas, comme le prétendaient nos maîtres italiens, celui des fuyantes qui convergent vers l'horizon, mais celui de la fine pesée d'une attraction universelle qui nous impose son orientation vers le centre de la terre, au risque de la chute. Comme l'expliquait Victor Hugo : "La corde ne pend pas, la terre tire."

Il serait temps, à l'époque de la soudaine pollution de l'atmosphère, de songer à rénover notre percep­tion des apparences. Lever les yeux au ciel pourrait ainsi devenir autre chose que le signe de l'impuis­sance ou de l'exaspération.
Une perspective secrète se cache, en effet, en haut. Une autre fuite que celle de l'ozone se dissimule derrière les nuages. L'échappée du premier envol des frères Wright sur la plage de Kitty Hawk ou encore le décollage de la mission Apollo II Cap Canaveral nous indiquent un autre chemin, une réorgani­sation exotique de la vue qui tiendrait enfin compte d'une possible chute en haut occasionnée par l'acqui­sition récente de la "vitesse de libération" de la pesan­teur, soit 28 000 km/heure.
Préoccupés, en cette fin de millénaire, de déve­lopper la vitesse absolue de nos modernes moyens de transmission en temps réel, nous omettons trop souvent l'importance historique comparable de cette autre vitesse-limite, celle qui nous a permis d'échap­per à l'espace réel de notre planète et donc de "tom­ber en haut"... Vertige inverse qui nous contraindrait peut-être à modifier notre conception du paysage et de l'environnement humain.




Ainsi notre génération vient-elle non seulement de découvrir un trou dans la mince couche d'ozone qui protégeait naguère des rayonnements cosmiques mais elle vient d'en creuser un autre dans l'azur puisque, désormais, notre ciel fuit.
Le point de fuite vers l'horizon du Quattrocento se double maintenant de celui du Novecento : aujourd ' hui, il y a une issue en haut... Une contre-gravité artificielle permet à l'homme de perdre l'attraction tellurique, cette stabilité de l'espace gravitaire qui orientait depuis tou­jours ses activités coutumières. Tout bascule en cette fin de siècle ; non seulement les frontières géopolitiques, mais celles de la géométrie perspective. Cul par-dessus tête ! La déconstruction est non seulement celle des apparences et des apparitions de l'art, mais encore celle de la soudaine transparence du paysage mondain... Il va bientôt falloir apprendre à voler, à nager dans l'éther. Si nous voulons réorienter nos pratiques quotidiennes, il faudra sous peu changer de repères, déplacer nos bornes de "bas" en "haut". "

Paul Virilio, La pensée exposée textes et entretiens Babel et Fondation Cartier pour l' art contemporain 2012.




L' ensemble des photos Versus.

23 commentaires:

  1. bientôt une fuite vers la côte d'azur....

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  2. Peut-être allons nous enfin nous envoler ?

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  3. Et le rêve de l' hôtesse de l' air qui toute sa vie a rêvé d' avoir le bas en haut...
    :)
    Dorothée.

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  4. Je dois avouer que je continue d' aimer scruter l' horizon comme les pionniers du quattrocento , notre vie n' est elle pas le parfait équilibre entre la terre et le ciel? La tentation de l' azur me semble périlleuse.

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    1. L' horizon dans le rectangle de la toile du monde orfeenix, c' est certain, quelle échappée !
      Mais s' échapper encore de la toile, mettre les voiles en une extrême maraude sidérante et sidérale?

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  5. Magnifique texte. Oui, il est temps de changer notre perception.

    Je me souviens du temps des balançoires : le paysage devant, derrière, tout autour, représente le monde que je connais, une forme de réalité quotidienne. En pliant et dépliant les jambes, la balançoire oscille, et peu à peu, le ciel et le sol alternent. Le réel est constamment modifié par le mouvement et la disposition de la balançoire, puisque moi qui observe le réel je bouge aussi. Le point de vue est en perpétuelle redéfinition.

    Je me souviens aussi avoir chaviré dans la contemplation du ciel, allongée sur le dos dans l'herbe une nuit d'été, basculant sans le vouloir, éprouvant la sensation d'être à plat ventre sur les étoiles.


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    1. Qui n' a pas eu une fois dans sa vie cette sensation telle que vous en décrivez ici le témoignage, Tchaoupisque!

      En ce qui me concerne ce fut dans la profondeur d 'une nuit ( trois heures du matin) après un repas bien arrosé, sur le plateau d 'un causse et sur la roche d 'un cromlech. Allongé, je pouvais percevoir d 'où l' on pouvait fuir avec une luminosité très peu humaine tout autour de ce lieu chargé d' électricité toute historique. Je suis sûr que certains de nos ancêtres s' étaient envolés d' ici pour quelque part ailleurs. Sensation tellurique!
      ( Nous étions un groupe d' hommes et de femmes et tous nous étions dans une même stupeur.)

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    2. Tenez, Tchaoupisque, une impression retrouvée chez Henri Michaux !

      " Enfin, avant de rentrer je lève la tête. Un ciel noir s'étendait par­tout avec beaucoup d'étoiles. Je m'y abîmai. Ce fut extraordinaire. Instantanément dépouillé de tout comme d'un pardessus, j'entrais en espace. J'y étais projeté, j'y étais précipité, j'y coulais. Par lui happé violemment, sans résistance.
      Prodige jamais soupçonné... Pourquoi ne l'avais-je connu plus tôt? Après la première minute de surprise il paraissait tellement naturel d'être emporté dans l'espace. Et pourtant, combien de fois n'avais-je pas regardé d'aussi beaux et de plus beaux ciels sans autre effet qu'une vraie et vaine admiration. Admiration: antichambre, rien qu'antichambre. Une fois de plus je le vérifiais.
      C'était - ce que je vivais - bien autre chose que de l'admiration, un registre tout différent.
      Quoi au juste? Ce n'est pas facile à saisir. Comme soustrait à la terre, me sentant emporté invinciblement par le haut, entraîné tou­jours plus loin, grâce à une merveilleuse invisible lévitation, dans un espace qui ne finissait pas, qui ne pouvait pas finir, qui était sans commune mesure avec moi, qui toujours plus me tirait à lui, je m'élevais, de plus en plus, aspiré inexplicablement, sans qu'évidem­ment je pusse jamais arriver. D'ailleurs, arriver où ?
      Cela aurait pu être épouvantable. C'était rayonnant.
      Le statique, le fini, le solide avaient fait leur temps. Il n'en restail rien, ou comme rien. Dépouillé, je filais, projeté; dépouillé de pos­sessions et d'attributs, dépouillé même de tout recours à la terre, délogé de toute localisation, dépouillement invraisemblable qui sem­blait presque absolu, tant j'étais incapable de trouver quelque chose qu'il ne m'eût pas ôté.
      C'est certain, jusqu'ici je n'avais pas vu, pas vraiment vu le ciel.

      J'y avais résisté, le regardant de l'autre bord, du bord du terrestre, du solide, de l'opposé.

      Cette fois, la rive effondrée, je m'enfonçais. Vertigineusement je m'enfonçais en haut."

      ( Henri Michaux : " Le dépouillement par l' espace" extrait, Les Grandes Epreuves de l' esprit, Gallimard 1966.)

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    3. C' est tout à fait ça. Une sensation de "s' enfoncer en haut", sur mon cromlech!

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    4. Oui, à la suite de cette expérience, je me suis souvent posée la question de la géométrie sous-jacente de cette perception. Nous n'avons de repère que par rapport à la terre. A l'échelle de la galaxie dans laquelle se situe le système solaire, il n'y a plus ni haut, ni bas.

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  6. Quelle intelligence ! ce texte est un régal ! Le point fort : Le haut et le bas se muant en proche et lointain.

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    1. Oui Christiane et les plus beaux ciels sont parfois des gouffres sans fond...

      "Le soleil à travers les branches pacifiques
      Criblait de diamants ces émaux sur ce noir;
      Si bien que l' on eût dit sous la terre entrevoir
      L' autre image du ciel dans les nuits magnifique. "
      Léon Dierx

      Je vis dans une régions de gouffres et de rivières souterraines..

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  7. Merci pour le voyage visuel, Versus !

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    1. " Voici l' astronef roulant le feu de sa torsade et la vitesse est son enfantement,
      clarté dans l' ombre, éclair dans la fumée,
      Chair dans la chair et chaleur dans la glace : une vie au-delà du néant va germer."

      Charles Dobzynski,
      L' Opéra de l' Espace Gallimard 1963.

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  8. Vous (tu) levez les yeux et captez, les baissez et captez, selon "votre gravité" votre regard est impressionné, restitue une fuite ou une convergence, une idée fugace et/ou permanente, la lumière vous offre l'ombre et vice-et-versa. Ce qui, à priori, n'existe pas matériellement, se condense, se matérialise en un point de vue. Physiquement, la formule est certainement compliquée :-), poétiquement, tout est simple, sensation réflexe.

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  9. Les deux dernières photos, très belles, m'intriguent. Ces ombres presque semblables... et ce très beau texte sur la lumière, la ligne d'horizon, , le vide/le plein, la transparence/l'opacité, la perspective... Les regardant, je pense à "la caverne" de Platon où les ombres étaient indice de la lumière... ou encore aux dessins charbonneux dans les grottes qui étaient projection d'une autre lumière, celle du feu. Pourriez-vous nous dévoiler votre pensée en les choisissant ?

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    1. C' est toujours un pari risqué, Christiane, de choisir une image pour accompagner un sujet car il arrive aussi que ce soit la photo ou la peinture qui génère un texte!
      Il m' a semblé opportun dans ce cas précis que l' ombre puisse répondre en toute égalité à son original. "Cul par dessus tête", pour reprendre une expression que l' on retrouve dans le texte même de Paul Virilio..
      Restituer le plus fidèlement possible aussi, cette idée de " s' enfoncer du haut" et de la "fuite par le haut".
      L 'ombre est générée par le soleil qui n' écrase pas l' objet mais au contraire le fait être autre chose. Ce soleil frappe d' en haut un objet à terre pour le faire resurgir, rebondir dans un espace qui n' est plus le bas et le haut.
      Mais je ne sais si quelqu'un d' autre que moi peut le ressentir de cette manière!
      Bonne soirée à vous!

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  10. Pour approfondir le sens que donne Virilio au vide et à la chute en haut, une vidéo, ici
    http://www.dailymotion.com/video/xkda29_quand-les-architectes-n-ont-pas-peur-du-vide-paul-virilio-tourne-autour-du-vide_creation#.UYKm4II9AsN

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