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vendredi 9 mars 2012

Le désir fou du Mot



Sculpture de Bernard Lachaniette, détail. Photo Versus.


Imaginons. Un feu rouge à un carrefour, une boule noire en haut d'un mât à l'entrée d'une écluse, un son proféré par un humain et qui n'est à l'évi­dence pas un simple cri (encore que, même le cri n'est-il pas signe ?), voici des signifiants qui ne sont pas énigmatiques. Tout au plus sont-ils incompris, si l'on n'en possède pas le code, si l'on ne sait pas que rouge vient s'opposer à vert, ou boule à triangle, et en haut à en bas. Ou quelle langue utilise ce son parmi les autres sons de telle sorte qu'il signifie à celui qui la connaît. Mais imaginons ceci, tellement plus difficile à penser : nous sommes dans un désert, des pierres à l'infini. Et soudain, une pierre parmi toutes ces pierres nous retient. Elle n'a rien de par­ticulier dans sa forme ou sa disposition, et pourtant il en émane.... faut-il dire un message? une adresse? Nous voudrions que ce fût une adresse à nous, ou du moins à quelqu'un, peut-être mort depuis long­temps, ou bien alors rien qu'une simple pierre, mais ce n'est rien de tout cela et nous restons figés devant elle, qui hurle silencieusement.

   Ou encore, imaginons ceci, plus proche de l'expé­rience de chacun : il arrive qu'un mot perde son sens. Ce peut être un mot banal, d'usage courant, on le prononce ou on l'écrit, et un doute s'installe : est-
ce vraiment le mot juste? Cela veut-il bien dire ce que nous croyions ? Et le doute grandit, le sens s'évapore, reste le mot, on finit par se demander s'il existe vraiment. Comme une viande trop remâchée, qui a perdu son suc et que l'on peut de moins en moins avaler. Inassimilable. Un tel moment est une micro-expérience psychotique. Elle est aussi ce qui peut nous amener au plus près du signifiant énigma­tique.

Ce que je souhaiterais soutenir ici, et par quoi je m'écarte de la conception de Laplanche, c'est que selon moi il n'y a pas des signifiants énigmatiques et d'autres qui ne le seraient pas, mais que tout signifiant porte sa part d'énigme. Que lorsque nous usons de la parole, nous le savons, d'obscure façon, et que nous en sommes inquiets et que nous inquiétons. En ce moment même, chaque mot que j'écris est porteur d'incertitude et, tel celui que j'évoquais il y a un instant, pourrait voir son sens s'évaporer s'il était laissé à lui-même. C'est pourquoi je dois ajou­ter des mots aux mots, c'est pourquoi nous conti­nuons de parler. Ce qui nous fait poursuivre, c'est le désir fou du Mot enfin totalement juste, qui dirait tout et rendrait inutile tout autre mot. Désir mortel, s'il se réalisait, car ce Mot serait tous les mots à la fois et les rendrait inutiles, il ne signifierait que lui-même et nous, sujets parlants et entendants, nous nous perdrions en lui, nous serions confondus avec lui et évanouis en lui. Nous ne nous « tenons » que de ce qui nous fait défaut et nous force à chercher encore et encore. Le trouverions-nous que le triomphe narcissique de la plénitude, de la complétude se confondrait avec l'anéantissement dans la chose. Tout notre être parlant se tient au bord de ce gouffre côtoyé. La force qui oeuvre sur ce versant, Freud l'a nommée pulsion de mort. La vie ne perdure que de l' échec de cette attirance, et s' achève quand nous sommes fatigués de lutter."

François Gantheret Moi, Monde, Mots Gallimard éditeur 1996.
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33 commentaires:

  1. j'ai tout lu! et je suis fatiguée...et pourtant je ne lutte pas j'essaie de comprendre et beaucoup de choses m'échappent! ;le désir du mot! oui je me souviens de Freud ! un peu! tous ses théorèmes sur le pourquoi et le comment du souvenir de certains mots dont on pense parfois c'est un mot qui commence par vers par exemple et en fait quand on retrouve le mot "oublié" il commençais par tout autre chose ( une association d'idées dans les méandres de notre inconscient)

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    1. Surtout reprenez des forces ce week-end Gwendoline.
      Sport,lecture,sport..et tout ira mieux!

      Plus sérieusement, il s'agit de savoir si un mot à son sens et sa signification fixés de façon unilatérale.Si c'est la cas,il est mort.
      Et c'est la même chose pour l'être humain, il est fini une foi qu'il est mort.
      A bientôt!

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    1. Vous avez très certainement le remède je suppose?

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  3. Mot, maux, Meaux... On s'y perd parfois pour mieux se trouver ensuite. Et ce "désir fou" du mot me ramène à une obsession qui est celle de trouver les mots justes, les mots jamais dits pour dire, enfin, le désir, l'amour et tout autre sentiment, impression, idée ou ressenti (qui ment ?).

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    1. Qui ment?
      Le mot nu ment, dans son moment, monumentalement!

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  4. C'est complexe ce texte... je réfléchis encore... avant de poser un ou deux ou trois mots...

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    1. Moi aussi il me donne à réfléchir ce texte christiane!
      Il est le résultat d'une réflexion à partir de longues expériences de pratiques psychanalytiques de l'auteur.Et paradoxalement, notre auteur part d' une réflexion sur la poésie de Rilke.
      Voilà ce que nous en dit François Gantheret:

      "La poésie se soucie peu de la psychanalyse; et la psycha­nalyse n'a rien de très pertinent à dire de la poésie. Et pour­tant, en l'une comme en l'autre, s'exerce un pouvoir, ordi­nairement ignoré, que recèlent les mots.
      Les mots disent le monde, le souvenir du monde ; ils sont des miroirs nostalgiques où nous ne cessons de nous contem­pler, de nous regretter. Mais il est une façon de les écouter, de nous laisser les dire et les entendre, qui permet parfois, fugitivement, l'accès aux trésors qu'ils portent, aux traces toujours vivantes qui palpitent en eux. Lorsque cela ad­vient, même de si brève façon, alors...
      Alors le monde est autre, nouveau comme au premier jour, le tain du miroir est tombé et ce n'est plus nous que nous voyons, mais d'autres visages que nous ignorions, les autres multiples de notre visage; car nous laisser dire les mots, c'est les laisser nous dire.
      Alors nous regardons, depuis l'horizon, nous voyons depuis l'entour de nous. Alors, Joe Bousquet peut remercier Paul Eluard : « Vous avez permis que je devienne celui qui dans ma voix m'écoute. »

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    2. Dire aussi que l'on peut prendre le texte là où l'on veut, comme l'on peut. C'est ce que je fais moi-même!

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  5. A plusieurs reprises, je suis venue lire ce texte, difficile, sans parvenir à comprendre, ou à défaut en saisir l'exacte pensée. "Ce qui se conçoit bien, s'exprime clairement", tout adage est forcément réducteur. Aussi me suis-je raccrochée à votre visuel, le "poisson". Voudriez-vous insinuer que M. Gantheret noie le "poisson" tandis que le sculpteur exprime, à défaut de mots, ce qui le préoccupe et communique visuellement ce qu'il ne peut transcrire avec des mots.
    En certains lieux, circonstances, les mots n'ont pas de communs territoires et deviennent inutiles. Mais l'impossibilité de s'exprimer est toutefois "douloureuse". Voilà ce que je retiens et le "désir" de communiquer vous taraude car inassouvi.

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    1. Vous savez Frederique,il est souvent difficile d'extraire un texte et de le proposer tel quel à la lecture de vos visiteurs.En ce qui me concerne, j'ai lu le livre, je sais de quoi il retourne dans son entier contexte et souvent on ne pense pas totalement à son lecteur.
      Il est déjà contraignant d'intervenir ex abrupto et souvent les lecteurs hésitent à poser un commentaire.
      Peut-être aurai-je du, plus encore, le contextualiser.
      Pour le poisson, en fait vous avez vu juste. Et l'effort de compréhension, le prendre avec,ce sont les bras qui l'entourent et la pierre du texte du billet, ce sol grumeleux, extatique et d'un autre monde.
      Vous avez aussi relevé un détail essentiel, la douleur de ce qui n'est pas dit.
      Ce sont précisément les cas expliqués des patients de ce psychanalyste.
      Merci de m'avoir permis d' expliciter cela!

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  6. Bon, j'y reviens et je sens ce qui me gêne : je ne crois pas que nous soyons à la recherche du "mot juste" dans ce flot ininterrompu de paroles. Les mots sont des morceaux du langage commun. Nous les utilisons, tous, pour entrer en relation avec l'autre et malgré cela, nous, êtres parlants sommes comme des toupies silencieuses tournoyant souvent sur notre langage impropre à servir nos intentions. Peut-être cela ne vient pas du mot mais du silence derrière ce mot, de la solitude derrière ce mot. C'est pour cela, parfois, que nous ressentons - hors les mots - dans la contemplation d'un beau paysage, d'un tableau, (d'une œuvre d'art autre), d'une musique... une joie née de la correspondance entre notre être profond et ce qui vient à nous.
    Les mots ? un peu comme ces cailloux, si beaux quand on les voit au fond de l'eau et qui ne supportent pas d'en être ôtés. Alors, ils sèchent et deviennent grisâtres. Comme votre petit poisson... garder nos mots en eau profonde...

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    1. J'entends bien ce que vous énoncez Christiane, mais peut-on toujours "garder nos mots en eau profonde"?

      Ou bien ne faut-il pas que dans" ma voix, il m'écoute" comme le dit Joe Bousquet?
      Si le mot "ne nous dit pas", nous ne sommes pas totalement nous-même, on est dans la souffrance (l'attente) plus ou moins douloureuse?
      (Ce que nous dit aussi Frederique.)
      Qu'en pensez-vous?

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    2. Dans ce cas précis, nous gardons nos maux en eau profonde!
      Bien à vous.

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  7. J'en pense qu'il faut les lancer à coeur-perdu, comme les graines ailées du pissenlit et se réjouir quand l'un d'eux fait semaison...
    J'en pense qu'il faut cueillir ceux des autres comme des petits bateaux en papier qui risquent de faire naufrage si on ne les ôte à temps de leur périlleux voyage.
    J'en pense qu'ils sont miroitants et portent en eux tant de douceur et de douleur, de couleurs et de nuit noire, se sons mélodieux ou discordants et que le plus beau des dictionnaires s'écrit sur des lèvres aimées...

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    1. Bienvenue à vous Magda.
      Alors là, si vous trouvez notre discussion "really cool", merci et chapeau!
      Ne connaissant pas le polonais, j'espère que la traduction google est acceptable.
      Merci de votre passage ici.
      A bientôt!

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  9. Passionnant vos interventions, Christiane et Versus ! Je remarque en des territoires dont je ne parle pas la langue, qui ne parlent pas la mienne, qu'une communication peut s'établir, profonde et essentielle : l'intonation, le toucher, le geste, le regard dont les pudeurs sont autant de signes. Décrypter, finalement, me paraît plus simple que de parler une langue commune. Il faut du temps certes mais la rapidité, l'imprécision et les raccourcis de nos langues d'alphabétisés sont un écueil.

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  10. Oui,Frederique, la communication et la rencontre analphabète, le regard nous donne la vie en son balbutiement dans son langage spécifique, sophistiqué.

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  11. Non so come e quando ma devo imparare il francese, non voglio perdere l'opportunità di leggerti!
    Nel frattempo... ti lascio un caro saluto, caro amico

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    1. Grazie per la tua visita giacy.nta.
      Spero che la traduzione di Google è accettabile!
      A presto.

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  12. Merci pour ce brillant article, en toute modestie, je communie à cette quête du mot absolu, tout comme j' ai celle du langage universel et de la connaissance absolue, dont l' absence de code n' aboutirait pas à la mort mais procèderait d' une autre forme d' intelligence , plus immédiate , chacun ses utopies!

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    1. Oui,l'utopie,ce lieu heureux des mots réconciliés. Le seront-ils durablement un jour?

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  13. Un texte pour les méninges , comme une corde à linge où les épingles seraient invisibles .....
    Les lettres seraient suspendues et virevolteraient en narguant les feuilles .... Subrepticement l'encre se changerait en sang ( voilà comment est né se faire du sang d'encre ) ^^:)
    Zou , j'arrête mes âneries , je suis contente de vous lire à nouveau ... Pour combien de temps ? Tant que les épingles sont invisibles :)))
    Douce soirée ...

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    1. Mais votre image des épingles est fort juste et fort belle Marie!
      Et si vous êtes contente de me lire à nouveau, croyez bien que cela est réciproque.
      On ne sait où vous étiez pendant tout ce temps. Et gardez votre part de silence et vos prises de parole, c' est votre temps, votre liberté.

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  14. Il n’y a pas que la force des mots comme une entité isolée des êtres. Il y a celui qui les prononce et celui à qui il s’adresse. Toute la compréhension-incompréhension vient de cet « échange » qui se fait ou ne se fait pas. Chacun y met du sien qui n’est pas celui de l’autre avec son intention propre.
    A travers des mots plus simples que ceux des professionnels de l’écriture, j’ai toujours été subjuguée par les mots, j’ai écrit énormément de mots à leur sujet pour essayer de les comprendre d’une manière « universelle » mais uniquement pour moi.
    Voici un de mes textes :
    http://saravati.skynetblogs.be/archive/2009/08/14/le-pouvoir-des-mots.html

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    1. Votre texte pose énormément de questions Saravati.
      Bien sûr que le mot interagit, et qu'il le fait pour soi. Peut-on parler de l'expérience des autres?
      Je pense que le mot n'est ni fort ni faible il est dans la complexité de notre idiosyncrasie, dans le désir d'être.
      Est-ce ce que vous voulez exprimer par " un mot universel mais uniquement pour moi?
      Bien cordialement.

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  15. @ Versus
    Quand j'ai écrit "unviversel mais uniquement pour moi", je me rendais bien compte du paradoxe. Je veux dire que ce que nous croyons "universel" l'est pour nous d'une manière qui reste subjective et j'ai conscience que le signifié de ce mot a les limites que je lui donne au moment où je le prononce.
    NB : je ne sais pas si c'est clair mais cela illustre le contenu de votre billet :-)

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    1. Effectivement, il n'y a donc pas de mot universel, ou du moins, pas de mot qui engendrerait une totalité close de significations, sinon qu'est-ce qui le ferait vivre?
      Ne serait-ce pas comme une étoile qui arrivée à la totale auto-définition d'elle même, s'éteint?
      Je pose la question...

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  16. En revanche il ya des gestes universaux...il vient de "gegere" c'est à dire qu'il supporte et c'est pourquoi la danse nous émeut...

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