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jeudi 14 juillet 2011

Vous avez dit : asphyxiante culture ?


" Il n'y aura plus de regardeurs dans ma cité ; plus rien que des acteurs. Plus de culture, donc plus de regard. Plus de théâtre — le théâtre commen­çant où se séparent scène et salle. Tout le monde sur la scène, dans ma cité. Plus de public. Plus de regard, donc plus d'action falsifiée à sa source par une destination à des regards s'agisse-t-il de ceux propres de l'ac­teur lui-même devenant, dans le moment qu'il agit, son propre spec­tateur. Dans le moment qu'il agit? Ce ne serait que demi-mal. C'est avant même d'agir que l'inversion s'opère, l'acteur se transportant dans la salle avant d'agir, en sorte qu'à son action s'en substitue une autre, laquelle n'est à vrai dire plus du tout la sienne, mais celle d'un autre, qu'il se donne en spectacle. Tel est l'effet du conditionnement de la culture. Elle entraîne pour l'action de chacun d'être remplacée par celle d'un autre. Mais nous qui sommes conditionnés, qui ne pouvons pas nous défendre de nous regarder agir, qu'allons-nous faire ? Nous allons tendre nos efforts à nous regarder moins. Au lieu de consentir  au  principe  du  regardement et de nous y   complaire,   au lieu d'argumenter de ce  que  doit être un bon spectacle (et un bon regard) nous allons essayer de fermer un peu les yeux, détourner la tête, au moins par courts moments, et pro­gressivement   un   peu   plus   longs; nous allons nous entraîner à l'oubli et à l'inattention, afin de devenir, je ne dirai pas entièrement (c'est bien   sûr  impossible)   mais   peu   à peu  au moins  davantage,  le  plus que nous le pourrons, acteurs sans public. Ne vous arrêtez pas un ins­tant à l'objection que ma cité est une   étoile   hors   de   portée ;   ce n'a  pas  d'importance   qu'il  y  ait au bout d'un chemin l'absurde et l'impossible   :  il y  a l'absurde  et l'impossible   au  bout  de   tous   les chemins si on les suppose rectilignes. C'est le sens dans lequel on marche qui est efficient, c'est la tendance, la posture. De ce qu' il y aurait au bout du chemin ne vous souciez pas. Il n' y a pas de bout aux chemins, pas de bout qu' on atteigne."
 
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Jean Jacques Pauvert éditeur 1968.




Edition originale de la revue l' ARC consacrée à Jean Dubuffet, 1968.


Quelques instants ici, avec l' univers pictural de Jean Dubuffet. 

15 commentaires:

  1. Merci beaucoup, comme toujours, votre commentaire est élégante et rapide.

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  2. Bonjour Carmen et merci de votre passage !
    Vous voyez, je reviens aux textes de personnes que j' aime bien, Jean Dubuffet par exemple.
    Ici, deux à trois manifestations dites culturelles par jour. Et je ne compte pas les acteurs en solo, les autodidactes obscurs que l' on va nous mettre en lumière, à la manière des chercheurs de truffe !
    A bientôt!

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  3. sujet difficile mais qui me touche.
    Le spectacle règne en maitre sur nos esprits. c'est quoi ? ce conditionnement finalement ? une sorte de mécanique de la représentation où les acteurs ne sont plus des personnes mais des marionnettes ??? j'ai été actrice amateur dans un atelier qui prônait un AUTRE THÉÂTRE en résistance à l'esprit du temps... j'y ai appris que la scène / évènement portait ombrage à la scène / avènement : avènement de l'acteur /spectateur/personne ...c'est compliqué : j'suis pas capable d'en parler mieux que ça aujourd'hui:) bonne soirée

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  4. K.sonade, à vous lire, je pense à l' action du Bread and Puppet Theatre ou bien encore à L' Arche de Noë de G. Lagnel, ce qui nous ramène aux années soixante dix.
    Théâtre militant, citoyen pour le Puppet, et aux champs !( J' ai connu l' Arches qui campait à Trespoux dans le Lot ...)
    Bonne journée !

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  5. En cherchant des bases de réflexions pour ce message, je suis tombé sur un texte de Witold Gombrowicz concernant cet " excès de richesses " dans la revue L' ARC, consacrée à J. Dubuffet :

    " PLUS C’EST INTELLIGENT, PLUS C’EST STUPIDE.
    Oui. Et je ne parle pas ici de ce certain contingent de bêtise pas encore surmonté ; l’évolution entraînera tôt ou tard sa disparition. Je parle plutôt de la bêtise qui va de pair avec l’intelligence et qui croît avec elle. Voyez tous ces festins de l’intellect ! Ces conceptions ! Ces découvertes ! Ces perspectives ! Ces raffinements ! Ces publications ! Congrès ! Discussions ! Instituts ! Universités ! O, combien nous sommes doctes, et pourtant combien nous sommes idiots !
    Je me dois de vous avertir que la loi plus d’intelligence, plus de stupidité je la formule sans la moindre plaisanterie. C’est ainsi, pour de vrai… Mais pour l’essence même de la chose, on pourrait parler de rapport inversement propor­tionnel, car à la qualité toujours plus noble de l’intellect correspond une catégorie de la bêtise toujours plus minable et de plus en plus vulgaire ; et c’est justement grâce à son caractère vulgaire que la bêtise échappe aux instruments toujours plus subtils du contrôle intellectuel... notre cerveau est trop raffiné pour pouvoir se défendre contre une bêtise aussi bête. La bêtise dans la pensée occidentale est tellement gigantesque qu’elle en devient insaisissable.
    A titre d’exemple je me permettrai d’indiquer la bêtise qui concerne notre système de communication toujours plus prospère. Chacun reconnaîtra que ce système a été voici peu magnifiquement développé. Le raffinement du langage de nos discours sérieux est digne d’admiration. Mais l’excès de richesse entraîne la fatigue de l’attention et ainsi à l’accroissement de précision correspond l’excès de distraction. Résultat : à une compréhension croissante se substitue un malentendu grandissant.
    En outre, de vulgaires complications entrent en jeu. Car un critique (arrêtons-nous à cet-exemple) est, il est vrai, docte, bourré de lectures, très informé, mais il est aussi occupé, affairé, las, épuisé. Il bondit sur une générale de plus pour voir une pièce de plus et pour fabriquer à la hâte, après l’avoir vue ainsi une seule fois, une critique de plus qui en fin de compte sera profonde et superficielle, réussie et ratée. Et, hélas, on ne voit pas très bien comment la pensée occidentale serait capable de résoudre ces contradictions du système de communication, elle n’est même pas en mesure d’en prendre conscience, elles se réalisent à un niveau trop bas… Notre impuissance devant la bêtise la plus criarde est le symptôme le plus caractéristique de notre temps."
    W. Gombrowicz,
    Pages du Journal, 30 octobre 1966.

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  6. Encore une passionnante problématique, en effet même en culture on peut pécher par exces et noyer l' enthousiasme, mais en même temps, en toute manifestation aussi modeste soit elle, s' opère une rencontre, et même si c' est avec la bêtise, l' intelligence peut s' en nourrir!

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  7. Oui orfeenix, l' intelligence...Dubuffet dit quelque part qu' il nous faudrait trouver un langage qui puisse exprimer notre ignorance !
    ( Compliqué n' est-ce pas ! )
    Il écrit sa " botte à nique " et aussi " oukiva trenet sébot ". j' aime assez cette dernière expression qui voudrait dire : où il va trainer ses bottes, où il va traîner, c' est beau !
    On peut choisir en toute ingénuité, ne croyez-vous pas ?
    Excellente fin de soirée.
    Et merci d' être passé par ici !

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  8. Heureusement le beaucoup ! Heureusement le trop !
    Rien n’est ne serait pire que la frustration.
    Certaines politiques (n’oublie pas où j’habite), les nécessités d’une vie parfois très laborieuse, la course contre le temps, la fatigue, enfin tant de bâtons dans nos roues… nous incitent à plonger dans l’aquoibonisme.
    Et que nous reste-il alors comme image(s) ? Celle(s) de l’affreux écran Tueur Nauséeux des Tentations, cette fichue télé qui trucide toutes nos envies, nos particularismes, en nous imposant la superficialité commune : l’œil sagittaire lambda.
    Non, ce n’est pas le trop qui détruit. C’est le trop non choisi. Celui qui systématiquement s’allume, pour occuper l’espace de nos regards perdus qui ont oublié que dehors, ailleurs, oh, juste un peu plus loin, le Beau se donne sans condition(nement), ah oui,…avec un tout petit effort de posture, histoire de ne pas mourir (jeune et ) con au fond du canapé !

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  9. j' aime cette fougue pour le choix personnel Arthémisia, mais souvent la pénurie nous enrichie plus que l' abondance programmée en art. Nous subissons pour grande partie cette économie cynique des politiques administrativo-culturelles et du marché de l' art privé. Les deux étant souvent de mèche sans aucun consentement démocratique.
    Devant la violence des choix imposés, quelle place à la création vive, indépendante et à la création populaire face à la culture dite de masse ?
    Je ne veux pas ouvrir un tel débat ici, mais le texte de J. Dubuffet nous y incite quand même quelque part.
    Pourquoi subir une inflation d' une culture d' été pour cultureux et se coltiner le semi désert le reste de l' année ?
    Merci encore de ta pertinente intervention !

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  10. Oh, que d'effervescence ! L'été c'est aussi prendre le temps de flâner. De choisir. Ainsi ai-je vu en fin de saison le magnifique Agamemnon à la Comédie française. Je prends le temps toujours d'aller là où m'attend un bonheur : livre, film, théâtre, exposition... ou simplement marche sereine car "entre temps", j'aime flâner, tantôt avec un parapluie, tantôt sans. Le temps de pluie c'est la terre qui éveille mille odeurs, c'est les bleus et les gris en camaïeu, c'est la fraîcheur bonne aux jardins. Le soleil, au contraire, c'est le bourdonnement des insectes, les couleurs chauffées à blanc, l'ombre douce des arbres, le goût de l'eau devenue rare.
    Pourquoi cette frénésie ? L'été, c'est le temps d'être heureux d'un rien, le temps de flâner...

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  11. Quelle fervente sagesse que vous nous offrez là Christiane !
    Cela est en quelque sorte l' oxymore de la vie rêvée.
    Un seul événement peut suffire à nous combler, un seul livre, un seul tableau, une seule rencontre..Mais à chacun son rythme, son temps de regard, son temps d' écoute.
    Il me souvient d' une visite à l' Abbaye du Thoronet et de la grande salle faite pour résonner par tous ses angles. Le jeune et très cultivé guide nous chanta du grégorien à plusieurs endroits du lieu. Sublime. Et c' est là que l' on organise des concerts pour 200 ou 300 personnes alors qu' il fut bâti pour un chant d' au maximum 22 moines !
    Bien sûr, cet espace bondé ne résonne plus, ou mal, à l' excès, avec trop plein...

    Vous lire est toujours un plaisir !
    A bientôt.

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  12. Dubuffet! I like!!
    Have a great weekend!

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  13. "c'est le sens dans lequel on marche qui est efficient"... je retiens

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  14. @Kristin H, votre sujet sur les frères Chapman pas mal aussi !
    A bientôt !

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  15. @Lautreje,
    Et pas besoin forcément d' un bâton de pèlerin pour avancer !
    Bon week-end à vous !

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