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dimanche 13 mai 2012

l' art comme une totale solitude?






" L'art, en tant que forme paroxystique du langage, a pour su­prême visée la destruction de l'art.
Destruction non par échec, mais destruction envisagée simplement comme parfaite réussite de la communication. Tout art qui n'a pas pour nécessité le surpassement de son message, c'est-à-dire sa mort, est inefficace. Mais il y a une différence essentielle entre cet «ineffable» vers quoi aspire l'œuvre d'art, et cette déification solitaire et irréali­sable de l'homme qui ne veut s'exprimer que pour lui-même. Seule la première de ces attitudes est une attitude «ouverte». Elle permet, même dans l'in­communicable, l'espoir de la communication.
L'artiste a tort de vouloir être seul ; les plaisirs qu'il prend à l'hermétisme sont dangereux et illu­soires. Ils peuvent aboutir à l'inexpression, c'est-à-dire à la mort. L'artiste n'est pas un demi-dieu ni un prophète. Ce n'est même pas forcément un homme intelligent. C'est un émotif, voilà tout. Il n'invente rien ; il ne crée rien. Il n'a pas de génie. Il sait seulement faire des synthèses. C'est un bon organisateur.
On ne demande plus aujourd'hui à l'artiste d'être un artisan. Les spécialisations nous viennent d'un temps où les dons de l'expression étaient très inégaux chez les individus ; il y avait celui qui était habile de ses mains, celui qui parlait bien, celui qui avait une bonne voix pour chanter, ou de bonnes jambes pour danser. Mais la société actuelle ne ressent plus la nécessité de la perfection expressive ; elle est ouverte à toutes les formes.






 Chacun  a
véritablement une âme, chacun a quelque chose à dire. La notion de genre existe encore par habitude, mais la vérité de l'art, aujourd'hui, est dans la sensibilité, non plus dans la technique. L'art n'est plus possible autrement que par l'émotion. Ce que l'on cherche, c'est moins un compte rendu exact du monde qu'une évocation affective qui permette l'entente sur un plan extérieur à celui de la réalité.
Est-ce là, l'erreur? Est-ce ce glissement du do­maine du vécu vers le domaine de l'émotif qui a détourné l'art de son cheminement vers la conscience? Ou bien est-ce le début d'un nouveau chemin vers une conscience délibérément humaine, pour ainsi dire incluse dans sa propre aventure faillible et sans vérité intemporelle ?
Peut-être le mouvement vers la beauté n'est-il qu'une sorte de démarche en vue de la révéla­tion. Beauté des objets qu'il faut apprendre à voir tels qu'ils sont, dépouillés de leurs mystères et de leurs sacrements, règne de tout ce qui est égal, non pas également indifférent, mais également puissant, également atroce, également somptueux, règne de tout ce qui arrive.





 

Quelle littérature saura nous libérer de la sché­matisation, des cadres? On peut ici tout imaginer. L'enregistrement magnétique des conversations, par exemple, ou bien les romans écrits par des villes entières, la publication de tous les papiers d'un tiroir, d'un immeuble, d'un pays. Pourquoi le livre ? Les disques feraient aussi bien l'affaire. Je rêve parfois à une littérature qui ne finirait jamais, à une littérature qui aurait son siège dans les bureaux de poste, et qui écrirait lentement son histoire du monde avec les télégrammes, les lettres recomman­dées, les imprimés et les paquets-poste, les échantil­lons, les catalogues, les factures, les exprès, les messages téléphonés. Un roman qui s'élaborerait ainsi, sans qu'on le sache, sans que personne ne puisse vraiment le connaître entièrement, et où chacun serait à la fois l'auteur, le personnage et le lecteur. Je rêve moi aussi à cette littérature totale, et plus encore, à cet art total qui aurait réussi à recouvrir complètement les activités de la vie. Où le monde serait enfin devenu sa propre expression, anonyme, parfaite, immensément et magnifique­ment humaine.

Mais j'ai peur que ce ne soit rien d'autre que cet anéantissement dans l'ineffable et dans le collectif, qui est l'idéal de l'art. Je suis vite dégrisé. Vite, bien vite, l'individu m'a repris, et m'a rhabillé dans ma peau d'homme qui souffre, d'homme qui n'est pas les autres, d'homme qui a besoin de parler et de gesticuler pour que les autres fassent attention à lui et essayent de le comprendre."

J.M.G. Le Clézio L'extase matérielle, Editions Gallimard folio/essais.1967.






Photos Versus.

11 commentaires:

  1. Je vous l'ai déjà dit, je crois ou vous l'avais laissé pressentir, vous me faites des noeuds à la tête, JM, vous êtes trop intellectuel pour moi. Pourtant, je soupçonne votre légèreté, votre esprit de synthèse (qui me convient bcp mieux :-)) à travers vos photos. La dernière me parle particulièrement. En solitude, on rencontre son alter ego, et de mots, nous n'en avons besoin, même si leur tricotage me séduit une fois lus à voix haute.

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    1. Vous vous doutez que je suis désolé de vous donner des " nœuds à la tête" Frederique!
      Le jeu consiste à lire ce texte et d'en "prendre" ce que l'on veut, au moment que l'on veut, avec la distance que l'on veut. Et vous le faite très bien.
      Et je pense particulièrement à votre pratique photographique que je ne peux m'empêcher de rapprocher d'un texte de Paul Valéry qui dit ceci:" Comme je suivais la rue que j'habite, je fus tout à coup saisi par un rythme qui s'imposait à moi, et qui me donna bientôt l'impression d'un fonctionnement étranger.
      Comme si quelqu'un se servait de ma machine à vivre. Un autre rythme vint doubler le premier et se combiner avec lui, et il s'établit je ne sais quelles relations transversales entre ses deux lois (je m'explique comme je puis)."
      Je fonctionne un peu comme cela aussi.
      Et puis ce texte déjà ancien de Le Clézio m'a plu.
      Il dit bien ce retour à soi avec le ou les moyens que l'on peut.
      Votre mot me fait bien plaisir, à bientôt!

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    2. En prendre, en laisser sans doute, mais, à coup sûr rêver ! Et rêver d'Art total, quoi de plus beau ?

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    3. Oui, Ötli, bonne et fructueuse question que celle de l'art total!
      On peut prolonger la discussion sur ce thème..

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  2. Pour L'art total : ça me donne envie d'envahir la Pologne (comme dirait Woody Allen)

    Pour la solitude j'ai ces quelques vers de Ronsard :

    Je n’avais pas douze ans qu’au profond des vallées,
    Dans les hautes forêts, des hommes reculées,
    Dans les antres secrets, de frayeur tout couverts,
    Sans avoir soins de rien, je composais des vers.
    Je n’avais pas quinze ans que les monts et les bois
    Et les eaux me plaisaient plus que la cour des rois.

    Pour ce qui concerne la solitude du verre de bière vide : c'est bien fait pour sa gueule!!

    Pour ce qui concerne votre ombre sur le sol : "Quand la racine est sauve, le feuillage revient étendre sur la maison son ombre". Eschyle

    Voilà j'ai plus rien à dire alors je m'en vais… Bonjour chez vous

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    1. Oui TG, l'art total peut-être totalitaire.
      Voir ce qu'en dit Éric Michaud dans son article

      "Œuvre d'art totale et totalitarisme":

      " Tous les programmes visant à la construction d'une « œuvre d'art totale» se sont présentés, depuis Wagner, comme des pro­grammes politiques. Mais s'ils furent politiques, ce fut en un sens qu'il faut aussitôt préciser puisque ce qu'ils visaient n'était rien d'autre que la destruction du politique qui fait, depuis la fin du xvii siècle, l'horizon du mouvement de la révolution démocra­tique. Si l'on peut affirmer en effet que ces programmes auront été, sciemment ou non, de nature fondamentalement antidémo­cratique, c'est d'abord parce que tout projet d'œuvre d'art totale est une réponse réactive à la division du corps social, à l'institu­tion du conflit et à l'indétermination historique qui caractérisent la démocratie moderne. Il y répond par l'unité d'un grand corps, tout à la fois organique et mystique, métaphore d'un corps poli­tique homogène et dont la finalité, en tant que totalité, lui est absolument présente - à lui-même et dans toutes ses parties -. donnant corps par là même, contre l'historicité revendiquée par la démocratie, au fantasme d'une fin de l'histoire.
      Chaque fois, dans chacun de ces programmes, la réunion ou la synthèse des arts jusqu'alors séparés et autonomes se donnait à la fois pour condition et pour but le rassemblement d'un peuple dans la fabrication d'une œuvre commune qui, une fois achevée, se confondrait entièrement avec la vie de ce peuple. C'est pour­quoi la collaboration des arts et des artistes dans la fabrication de l'œuvre préfigurait toujours l'harmonie sociale à venir, déter­minant les liens nouveaux qui uniraient bientôt fraternellement chacun des atomes jusqu'alors dispersés de la Communauté future. Et c'est aussi pourquoi la collaboration des artistes avec les prolétaires chez Wagner, des artistes avec les artisans au Bauhaus et des artistes avec les travailleurs sous le IIIe Reich était chaque fois présentée comme la réconciliation des classes néces­saire à l'unité du peuple, tout comme la réunion des arts l'était à l'unité de l'œuvre.
      Quel pourrait donc être ce «peuple» dont l'unité devrait nécessairement passer par sa propre réalisation collective d'une œuvre d'art totale ? Est-ce d'ailleurs le même peuple qui doit se mettre à l'œuvre selon que l'on consulte Wagner, les maîtres du Bauhaus ou ceux du IIIe Reich? Est-ce bien enfin toujours la même œuvre que ce peuple devrait édifier pour assurer son propre salut?"

      Collectif in L' Oeuvre d'art totale, Gallimard-Musée du Louvre 2003.

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    2. Pour votre second et troisième point soulevés TG, je réponds vers solitaire et verre solitaire..
      Quoique sur la photographie, on peut lire le terme évènements, ce tout communicationnel, ce totalitarisme de l'évènementiel et cela pas uniquement dans le domaine de l'art.
      Que devient l’œuvre d'art totale dans le contexte des accélérations de la mondialisation contemporaine?
      Le texte de Le Clézio, écrit en 1970 est plutôt anticipateur en ce questionnement.

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    3. il devient Sino-américaine…

      ou

      et après tout pourquoi l'art ne serait-il pas mort!…

      ou

      il devient la vitrine de l'ultra libéralisme international

      ou

      les trois à la fois

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    4. J'approuve votre questionnement TG.
      Pour ce qui concerne la mort de l'art, on peut aussi parler d'un art sans œuvre.Car si tout est art, plus besoin d'avoir des limites matérielles, des objets.
      Même plus de nécessité d'avoir des "vitrines" donc..

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    5. C'est que je suis un incorrigible réactionnaire qui pense que "tout n'est pas Art", voir même que plus rien ne l'est… et en plus je n'en ai pas honte!!
      (Que l'on me traîne devant le tribunal de la bien pensance!!)

      Tout n'est plus que distraction…

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    6. Ne croyez-vous pas TG qu'il faut dissocier ce qui concerne le domaine de l’œuvre et ce qui concerne le domaine de l'art?

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