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lundi 4 juin 2012

L'art doit-il choquer son "regardeur"?





" Pierre Cabanne — Vous avez dit : « Un tableau qui ne choque pas n'en vaut pas la peine. »

Marcel Duchamp — C'est un peu une boutade, mais c'est assez juste. Dans la production de n'im­porte quel génie, grand peintre ou grand artiste, il n'y a vraiment que quatre ou cinq choses qui comptent vraiment dans sa vie. Le reste, ce n'est que du remplissage de chaque jour. Généralement, ces quatre ou cinq choses ont choqué au moment de leur apparition. Que ce soient Les Demoiselles d'Avignon ou La Grande Jatte, ce sont toujours des œuvres de choc. C'est dans ce sens-là que je l'en­tendais, parce que je n'éprouve nullement l'envie d'aller admirer tous les Renoir, ni même tous les Seurat... Encore Seurat, je l'aime beaucoup, c'est une autre question. Je songe à la rareté, autrement dit ce qu'on pourrait appeler l'esthétique supé­rieure. Des gens comme Rembrandt ou Cimabue ont travaillé tous les jours pendant quarante à cinquante ans et c'est nous, la postérité, qui avons décidé que c'était très bien, parce que cela avait été peint par Cimabue ou par Rembrandt. Une petite saleté de Cimabue est encore très admirée. C'est une petite saleté à côté des trois ou quatre choses qu'il a faites, que je ne connais pas du reste, mais qui existent. J'applique cette règle à tous les artistes.









—    Vous avez dit aussi que l'artiste est inconscient
de la signification réelle de son œuvre et que le
spectateur doit toujours participer à une création
supplémentaire en l'interprétant.

—    Exactement. Parce que je considère, en effet,
que si un monsieur, un génie quelconque, habitait
au cœur de l'Afrique et qu'il fasse tous les jours
des tableaux extraordinaires, sans que personne
ne les voie, il n'existerait pas. Autrement dit, l'ar­-
tiste n'existe que si on le connaît. Par conséquent,
on peut envisager l'existence de cent mille génies
qui se suicident, qui se tuent, qui disparaissent,
parce qu'ils n'ont pas su faire ce qu'il fallait pour
se faire connaître, pour s'imposer et connaître la
gloire.















Je crois beaucoup au côté « médium » de l'artiste. L'artiste fait quelque chose, un jour, il est reconnu par  l'intervention  du  public,  l'intervention  du spectateur ; il passe ainsi plus tard à la postérité. On ne peut pas supprimer cela puisqu'en somme c'est un produit à deux pôles ; il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d'importance qu'à celui qui la fait. Naturellement, aucun artiste n'accepte cette inter­prétation. Mais, en fin de compte, qu'est-ce que c'est qu'un artiste ? C'est aussi bien le fabricant de meubles, comme Boulle, que le monsieur qui possède un « Boulle ». Le Boulle est aussi fait de l'admiration qu'on lui porte. Les cuillères en bois africaines n'étaient rien du tout au moment où on les a faites, elles étaient seulement fonctionnelles ; elles sont devenues par la suite des choses belles, des « œuvres d'art ». Vous ne croyez pas que le rôle du spectateur a une importance ?"

Marcel Duchamp Ingénieur du temps perdu, entretien avec Pierre Cabanne
 Belfond éditeur 1967-1977.





©L'ensemble des photographies Versus,  mai 2012.
©Revue Performance by artists, Art Metropole Toronto 1979 en tête de l'article.

16 commentaires:

  1. et bien si vous voulez mon opinion, (et même si vous ne la voulez pas car trop méchant je suis) je trouve qu'on en fait un peu trop avec LART…! et ceci depuis longtemps : trop de débats, trop de livres, trop d'artistes, 70 000 rien que pour Paris et sa région, trop de foires etc.
    Ce que raconte M Duchamp ici qui n'a rien d'extraordinaire et tombe sous le sens.
    Mais voilà, il faut ici comme dans bien d'autre domaine faire du "Bougisme", il faut qu'il se passe absolument quelque chose à l'instar d'une grande surface bien connue, il faut que LART soit révolutionné au moins une fois par mois tout en cachant autant que possible que cette révolution "en permanence" est assujetti aux mêmes critères que la bourse ou que le salon des arts ménagers (ça casse un peu l'image de l'artiste maudit et de son pendant contemporain : l'artiste provocateur)…
    L'art doit-il choquer son regardeur? : Il faut bien effrayer le bourgeois des années cinquante et le bobo aujourd'hui (ces deux là se ressemblent comme deux gouttes d'eau, moralistes au devant et près de leurs sous par derrière), d'autant que c'est lui qui va le financer ce petit frisson RAIvolutionnaire (brr!!!) qu'il trouve tellement Hype! Chacun bouche le vide spirituel d'aujourd'hui comme il peut…
    Mais voilà comme tout frisson est par nature passager, la grande valse commerciale du "je choque le bourgeois" a encore de beau jour devant lui…
    Si l'artiste a comme intention de "choquer" le regardeur, il prend le risque de la surenchère permanente et du vide sidéral dans lequel il est pourtant déjà…
    "il n'y a pas d'art sans une forte dose de banalité" disait Cioran, On ne lit jamais assez Cioran…

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    1. Vous touchez là le problème essentiel TG. Le nouveau à tout prix en art est devenu le critère ou un des critères de sa reconnaissance en tant qu'art.
      Il est devenu comme la valse des étiquettes et des éthiques en supermarché. Même l'art qui se veut le haut luxe est régit par des règles éprouvées de marketing.
      Pour choquer, il faut toujours faire du jamais vu, entendu, écrit.
      Ce qui pouvait apparaître comme un bon créatif décisif au milieu du dix-neuvième siècle est devenu le mouvement le plus académique qui soit.
      Là, se situe d'ailleurs, la poursuite en le simplifiant outrageusement du constat de Marcel Duchamp.

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  2. Salut Versus.

    Le ou les noms des artisans-artistes qui emmaillotent les pilonnes cadurciens ?

    Ce serait choquant de ne point le ou les connaître !

    Merci pour ton blog.

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    1. Elles sont anonymes ces tricoteuses Bleu et travaillent collectivement dans ce mouvement que l'on nomme yarnbombing.
      Un peu à la façon d'un club spécialiste de la maille et du crochet.
      Tout est sujet à recouvrement laineux...
      On peut se poser la question de la qualité esthétique des objets ainsi composés et de la disposition générale, architecturale des espaces pris en compte.

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  3. je suis entièrement d'accord avec TG et je trouve qu'il y a souvent trop de "masturbation intellectuelle" autour de l'ART...et la valeur boursière d'une oeuvre n'est pas forcément représentative d'un choc au moment de son apparition( il suffit de penser à Van Gogh). Et je ne suis pas d'accord avec Duchamp quand il dit :l'ar­tiste n'existe que si on le connaît. Qu'est ce qu'un artiste ? Pour moi c'est un état d'esprit, une façon d'être où l'esthétisme a un rôle important!mais pour répondre à la question :L'art doit-il choquer son "regardeur"? choquer me semble un peu fort! je dirai interpeller! et donc la réponse est oui!

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    1. Il existe des exemples de peintres connus de leur vivant et puis oubliés...et redécouverts. Georges de La Tour entre autres.
      Un peintre non médiatisé, un écrivain, un musicien, il n'y a pas d’existence publique pour leurs œuvres.

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  4. choquer : une idée du XXme siècle, choquer pour exister (l'art et au delà), alors, quid du XXIème ? Drôle de soupe, où il y a tout et le reste, avec l'irruption de la communication (communiquer pour exister)

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    1. Bienvenue lignesbleues.
      Vous avez raison.Aujourd'hui, tout est marketing et communication. Du moins pour l'art qui se veut "performant", comme un produit financier et non plus au sens de la performance du XXème siècle.
      Les pratiques artistiques suivent la mondialisation.
      C'est un fait.

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  5. Tout est recyclé en ART, même les tricoteuses, le crochet prototype même de la ringardise et du kitsch devient une pratique relevée et bon chic bon genre.
    Ces pratiques sur-valorisées sont instrumentalisées par la classe politique à des fins électoralistes.
    C'est le festif par l'art, l' euphorisation de l'individu pour lui faire oublier les problèmes sociétaux plus profonds.Du pain et surtout des jeux. Des jeux narcissiques et du content de soi.
    Paul M. Lyon.

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    1. La fête en temps de crise,Anonyme,ce n'est pas nouveau, surtout lorsque on veut nous faire croire que c'est toujours gratuit. La transgression a un prix et c'est ce qui la rend si fortement tentante dans le risque à prendre.

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  6. Choc il doit y avoir, mais je suis pour les méthodes douces... alors un "doux choc" -oxymore s'il en est- est nécessaire pour que l'œuvre opère.

    Je me contenterai d'une "émotion"...

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    1. D'accord avec vous Ötli, mais attention aux émotions fortes et répétées!

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  7. L'art n'étonne plus personne, c'est comme l'eau courante, ça "cool" de source!
    Et il y a celui(l'art) qui bétonne l'accès à la beauté pour tous.Il est entouré de fils barbelés, il a ses miradors et ses gardiens du temple.

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    1. Bonne analyse imagée, Anonyme from nowhere!
      Il y a bien un double mouvement. Faire croire que l'art est à tous et pour tous tout en y interdisant l'accès par l'argent.
      Mise en appétit et frustration dans le même tempo, et on consomme! ( En somatisant connement, si vous me passez l'expression).

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  8. J'ai encore quelques survivants de l'Est, d'au-delà du mur, parmi mes amis, musiciens, sculpteurs et peintres, 70 et 80 balais, génération pour laquelle l'art, académique bien sûr, était à portée de mains, de bourse, moins cher qu'un chou et une tranche de lard. Personnellement, vivant dans un monde capitaliste, je me suis cru exclue de l'art, en raison de l'ignorance, d'une bourse un peu plate dont les deniers étaient consacrés à l'alimentaire. Et puis, j'ai découvert parmi les simples, les sans-bourses, les sans-language, aux syntaxes approximatives, l'émotion (cf TS Otli). J'en reste là.

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    1. Il existe toujours des chemins pour la découverte d'un artiste passionnant.Il faut être à l'affût, curieux de tout et cela sans objectif financier.

      Bon dimanche à défaut de soleil, Frederique.

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