traduire/translate

lundi 19 mars 2012

Desceller une pierre immuable jusque-là.




" Les derniers tableaux sont quelquefois ceux où le peintre commence à parler. Ils annulent (pour lui, sinon pour nous) ce qui précède. Ils inaugurent le temps. Ils sont les tableaux d'une naissance.
Il est naturel aux artistes de préférer (même à tort) les œuvres qu'ils viennent de faire. Ce n'est pas forcément qu'ils voient en elles l'aboutissement d'une recherche dont elles remémorent les étapes, attestent le progrès. Ce peut être aussi bien parce qu'elles leur paraissent ouvrir enfin une brèche, desceller une pierre immuable jusque-là. Et d'ailleurs le temps par lequel l'ar­tiste est inévitablement séparé de son œuvre n'est pas toujours éprouvé comme la durée continue d'une vie qu'il souhaite aussi longue que possible: il peut être tout simplement le temps d'une tentative momentanée, le temps d'une chance. Ingres, qui éprouve toute la diffi­culté de peindre, la surmonte à vingt-cinq ans (c'est le portrait de Madame Rivière) et la retrouve intacte devant Madame Moitessier. Et je n'ai jamais entendu Giacometti me dire qu'il souhaitait avoir de nombreuses années devant lui. Il lui suffisait d'avoir quelques jours — huit jours, quinze jours, une seule journée privilégiée - pour faire la preuve qu'un regard, la jonction d'un nez et d'une arcade sourcilière, étaient ou non saisissables. La partie se jouait, se rejouait à chaque instant.






Certaines œuvres terminales, ai-je dit, sug­gèrent le sentiment d'une naissance. Et la naissance est nudité. Comme si le terme était l'éclosion de quelque chose qui n'a pas encore vu venir le temps, comme s'il fallait annuler toute histoire pour que vienne cette voix personnelle à travers quoi s'exprime l'inconditionné du pre­mier instant, quand le jour vient de se séparer de la nuit. Origine retrouvée, mais par l'efface­ment, l'épuration. C'est cela le ciel que Corot croit n'avoir jamais vu; c'est cela que d'autres ont appelé l'inouï, l'inconnu, ou la vision conva­lescente, enfantine; c'est cela le rien dont Flaubert parle après Racine, jonction de l'espace nul et de la vierge surface de la toile ou de la page, ascèse pour une genèse sans entraves. Derniers Turner, quand le soleil n'a pas encore percé la brume lactescente.
 Derniers Morandi, quand les bouteilles, les coupes, les fleurs se délestent de leurs contours et de leur poids au bénéfice de la force inaugurale de la peinture. «Traînées de jaune», «balayures de bleu», chez Chardin, d'une «bouche démeublée...»"



L'ensemble des trois photographies, Versus.





Gaëtan Picon Admirable tremblement du temps, Les sentiers de la création, Albert Skira éditeur 1970.

30 commentaires:

  1. Les murs murmurent de coups de crayons craies ions , de nature qui reprend son dû , de bavures après une soirée arrosée la rosée s'est asséchée ... Et le temps laisse des traces ....interminables...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. le temps laisse des traces et le temps de nos regards aussi!

      Supprimer
  2. Réponses
    1. Bienvenue Cactus,même avec vos piquantes aiguilles.
      ( Bon, ici vous ne remuez pas du tout..parce qu'ailleurs de vous voir bouger, ça donne le tournis!):)

      Supprimer
  3. Je ne suis pas certaine qu'il t ait un mieux dans les œuvres tardives. Parfois une esquisse d’œuvre ne sera jamais aboutie et apportera désespoir et renoncement. Parfois elle est remise en jeu chaque jour. Parfois il y a le chemin de l'épanouissement qui peut prendre forme d'un vide vibrant comme chez Rothko, Bram van Velde...
    Périlleux chemin que celui de la création qui devient le sens de certaines vies.
    La célébrité fugitive peut aussi être un frein si elle vient trop tôt, enfermant l'artiste dans une forme qu'il n'ose plus remettre en cause.
    Mais j'aime parcourir dans une expo toutes les traces d'une œuvre...
    Vu ce jour , au musée Rodin une exposition de ses dessins de nus (1890-191. Une merveille...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il me semble qu'il s'agit plutôt des derniers tableaux exécutés par le peintre ici. Lorsque l'auteur parle de Ingres, il signale bien une œuvre achevée dans sa vingt cinquième année...
      Cela dit, on connait par les notes de Charles Juliet notamment ce que les toiles de Bram Van Velde contiennent de temps et de silence. La rencontre de deux grands muets.
      Dire ce que le geste du commencement comporte d'un profond doute qui se conforte dans les épaisseurs de la peinture, ces fameuses traînées citées par notre auteur.
      Dépôt de matière, strate du temps.
      Bien sûr Rodin, avec ses dessins qui dansent, tempo, transparence...encore le temps!

      Supprimer
  4. Bonjour! Vous établissez des liens, vous aimez trouver un sens aux choses, moi je n'en cherche pas. Cependant j'aime beaucoup vos phrases et vos photos!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais que sommes-nous donc sans nos liens, ceux qui nous aliènent et ceux qui nous libèrent?
      La vie est-elle un paquet cadeau? Cela ne va pas sans un ruban et le nœud qui finalise l'envoi.

      Supprimer
    2. Tout indique que vous êtes dans le bon. Mais pour moi le sens de la vie c'est la vie même, et le soutien de la vie en lutte des autres.
      Bien sûr il y a des tas de liens: de famille, d'amitié, de culture, de lutte (politique par ex) mais ils servent la vie.
      Ce commentaire ne doit pas être pris trop au sérieux: simplement j'ai enfourché mon cheval de bataille.

      Supprimer
    3. Notre vie ne tient qu'à un fil Michèle.. Et il est question de cordon, qui une fois coupé devient attachement invisible mais certain.
      Nous ne pouvons pas vivre sans attachement.
      Bonne soirée.

      Supprimer
  5. Oui, Giacometti, Morandi... Tout remettre en question, toujours, ne jamais être définitivement satisfait, chercher, chercher toujours jusqu'au signe presque indéchiffrable (les dernières traces de Matisse sur la faïence blanche de la Chapelle et le jeu des lumières colorées venant des vitraux et balayant l'énigme)... Alors les dernières œuvres sont forcément différentes des premières , presque étrangères. C'est que l'artiste à creuser en lui, en ses peintures, toiles, découpages, dessins (Matisse) jusqu'à approcher une nouvelle , encore une nouvelle façon de voir.
    Le danger ? L'achevé, le f.i.n.i...
    très beau questionnement de Gaëtan Picon.
    Un livre superbe paru chez P.O.L. "Rue du regard" de Jean Frémont

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le temps de l’œuvre,le temps de chaque recommencement, tout à fait christiane.
      Merci pour l'indication de lecture, un poète, Jean Frémon.

      Supprimer
  6. sauf que Frémon s'écrit ainsi.
    J'aime les réflexions engendrées par vos textes.
    Superbe, l'évolution de ces photos.
    ah, que tout cela est passionnant...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il me semble que tout artiste, dans sa démarche, peut voir ces propos comme une vérité... qui laisse une ouverture, puisque rares sont les chercheurs de beauté qui interrompent leur chemin en pensant avoir trouvé la plus belle pierre.

      Supprimer
    2. si je trouvais "la plus belle pierre" elle me retiendrait en otage pour le reste de la vie....

      Supprimer
    3. Oui, mais ici, il nous faut trouver une belle pierre, la plus belle pierre à chaque fois. La peindre, la construire par le moyen de l'art, de tous les arts, peu importe lequel.Ainsi de ce temps morcelé mais complet en soi de chaque pierre arrive t-on à l'édifice de l'œuvre.

      Supprimer
    4. C'est peut-être la même, regardée chaque fois différemment, dessinée à l'infini de variations multiples jusqu'à ce qu'elle devienne signe. Mais ce qui est bien c'est de ne pas l'avoir trouvée, de la chercher encore et encore, de l'approcher...

      Supprimer
    5. Une idée fixe alors que cette pierre, comme la bouteille pour Morandi!
      Ici, comme l'écrit Jean Tardieu,se rencontre la recherche obstinée du poète et celle du peintre:mettre au monde quelque chose qui soit capable d’exister.
      (...)
      Dès lors il semble que, dans l'instant créateur du manieur de mots comme dans celui du manieur de tracés et de couleurs, la crête du sens soit ce moment plein de surprises où une œuvre parvenue à son comble, à sa propre saturation, à sa signification la plus cernée et la plus persuasive, puisse à tout moment basculer dans son contraire, dans ce "double"inversé, dans cet "anti-sens" qu'elle entraîne à sa suite comme une naturelle, nécessaire et contradictoire conséquence.
      Jean Tardieu, Obscurité du jour Skira 1974.

      Supprimer
    6. Les photos sont récentes Christiane,ce samedi 17 mars dernier. La toute dernière fut prise face au monument érigé en l'honneur du peintre Henri Martin à Labastide de Vert dans le Quercy.

      Supprimer
    7. Magnifique ce Tardieu. Il appelle peut-être ce Munier (La dimension d'inconnu) :
      "Pour que la chose soit la chose, il faut qu'il n'y ait rien à ses bords. C'est ce rien qui la dessine, dont fragilement elle surgit. L'artiste le sait, que ce rien tient en arrêt dans le contour. Cézanne disait : "le contour me fuit". Je vois la table et sans doute ne vois rien qu'elle; Mais ne voyant justement qu'elle, je vois ce rien qui la dessine. Le rien est son contour, au moins ne fait qu'un avec lui, en s'y pressant...."
      "L'obscurité" du rien... qui nous entraîne à saturer les couleurs et à enfouir ce qui faisait sens...

      Supprimer
    8. Oui Christiane, le contour!

      Pour le circonscrire, tentative de, Jean Tardieu a intitulé son texte sur Morandi,Les bouteilles fondantes:

      "Je reviens à mes bouteilles. Si je dépouille cette image (commode mais imparfaite comme toutes les métaphores) des principaux traits qu'elle emprunte à la réalité, je peux aussi bien faire naître sous le regard du lecteur ces carafons mystérieux qu'un Morandi a poursui­vis, pendant toute sa vie, de sa patience obsessionnelle.
      L'image alors se renverse totalement. Il n'y
      a plus d'un côté le contour de l'ombre et de
      l'autre, le liseré de la lumière, comparaison
      facile et contraste simpliste. La transparence du verre
      est abolie au profit de l'épaisseur, mais
      d'une épaisseur à la fois perceptible et immatérielle
      qui n'emprunterait plus rien à la tactilité du contour. Cette sorte inusitée de présence concrète qui est moins un volume qu'une allusion et n'obéit qu'à peine à deux dimensions l'espace, est, dans le cas particulier de Morandi, tremblante comme le poudroiement de la poussière, fondante comme la neige foulée, mais ferme comme la précaution."

      Supprimer
  7. "Son crayon, Bonnard, on dirait qu'il ne le tient même pas, qu'il lui échappe de la main, tant il le tient légèrement, refusant de le guider pour être guidé par lui. Et le crayon raisonne(...) il est perdu, complètement perdu. Son trait est comme rongé par l'air alentour(...)
    Chez Morandi, des contours, oui, une seule ligne, parfois des hachures obliques en arrière-plan forment des masses d'ombre. mais des contours toujours incomplets, s'ouvrant, béant sur l'incertitude, un crayon gras, accrochant sur son passage le grain du papier..."
    p.68/69, "Rue du Regard / Jean Frémon (P.O.L)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Jean Frémon a lu Tardieu, cela ne fait aucun doute...

      Supprimer
  8. una buona serata e una felice domenica a Te...ciao

    RépondreSupprimer
  9. La pierre est levée," insoutenable légèreté" et chaque fois oubliée... là dans une sorte de perpétuelle course à l'échalotte... ne me plait que ce qui est en gestation...comme si l'idée même était le seul but... le reste infranchissable...moquez vous de moi de ma mémoire ensevelie dans je ne sais quel caveau...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Elle est "oubliée"...pas tant que cela laurence. Refoulée, enfouie (et là, je vous renvoie au "désir fou du mot" du psychanalyste F.Ganteret dans mon précédent message)sûrement. Et on ne peut pas dire que tout un chacun entreprend une course éperdue ( votre échalote) à la suite à donner pour une nouvelle œuvre.
      Cette gestation que vous décrivez est possible et souvent effective pour un bon nombres d'artistes.
      Et loin de moi, l'idée de me moquer ( bien au contraire!) de votre remarque judicieuse et essentielle.

      Mais là encore, il peut y avoir recommencement.

      Supprimer
  10. à ce lieu nommé "Pierre glissoire" j'irai dans cette forêt. Cliché y sera fait avec un titre lapidaire sur bourdon exposé.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui! Rien ne vaut la pratique.
      Une pierre dans le panier de votre histoire personnelle , une escale sur le chemin de la vie.

      Supprimer

Merci de votre passage et de votre éventuel commentaire.Vous participez ainsi au dialogue et à l'échange sur ce blog!