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mercredi 28 octobre 2015

Post Fiacum, animal triste?





 L'art contemporain se trouve [ainsi] dans une singulière situation. 
Il conteste la culture à l'intérieur de laquelle il surgit. Il critique la société, renverse la table des valeurs ou nie son existence; il recommande inlassablement la transgression. « La vraie mission de l'art est subversive, sa vraie nature est telle qu'il serait légitime de l'interdire et de le pourchasser. » II se conteste lui-même. Devant nous, conception du travail de l'artiste, la position du spectateur, la forme des œuvres, leur « valeur », leur matérialité : tout se transforme. A chaque moment, bien que de manière souvent confuse, l'art marque les limites de son pouvoir révolution­naire. Allié de la « vieille taupe », il ne saurait la remplacer. Ce ne sont pas les théories, ni les œuvres d'art qui ébranleront le monde. L'art instaure des œuvres dont la seule force est de nier inlassablement. Tout artiste véritable peut dire aujour­d'hui, comme l'a fait Mallarmé: « La destruction fut ma Béatrice. »
Face à cette négativité qui ne s'épargne pas elle-même, la société se défend. Parquer les œuvres dans les musées et les salons, en détourner les spectateurs; ridiculiser et déshonorer les nouvelles manières de voir, d'agir et de penser ; acheter, vendre les œuvres et justifier valeurs économiques et valeurs esthétiques les unes par les autres ; utiliser ce qui la conteste pour prouver son libéralisme ; le diffuser pour atténuer la force du scandale; le réserver à une « élite »; le perdre dans un gigantesque musée imaginaire: la culture bourgeoise multiplie indéfiniment ses ruses.
Mais ces ruses ne sont jamais totalement efficaces. La contestation continue; et le travail de sape. Les valeurs vacillent ; les certitudes se délitent. Nous désirons un avenir imprévisible, mais tel qu'il rompe absolument avec la normalité consti­tuée. Notre raison et nos caprices coïncident pour l'exiger. Cet avenir comme l'écrit Derrida, « ne peut s'annoncer, se présenter que sous l'espèce de la mon­struosité ».





 Gilbert Lascault, l' art contemporain et la " vieille taupe" in Art et contestation, La connaissance éditeur, Bruxelles 1968.



 Illustrations, collages originaux de Jean Marie Staive 2015.

vendredi 23 octobre 2015

O. Zadkine Voyage en Grèce







" Je n'aime pas les musées grecs. 

Je n'aime pas leur pauvreté, car je n'aime pas cet amour pour un doigt de pied ou un genou sculpté qu'on a vite ramassé, étiqueté et caché dans les vitrines.
Ce pays que l'on vole depuis deux mille cinq cents ans, et que l'on vole encore, n'a plus rien.
On ne lui a rien laissé, et toutes les plus belles sculptures ont étés amarrées aux pays loin­tains, vouées à une vie affreuse d'esclavage dans des musées, prisons peintes à l'ocre, dans une atmosphère qui sent le plâtre et l'encaus­tique, et si loin de leur soleil de Grèce. 

Quand on entre dans ces musées grecs, lais­sant derrière soi le ciel et les montagnes, on se sent comme dans un cimetière où les pau­vres ont des étiquettes et des gros numéros. Je pense que les pierres et les restes de colon­nes laissées là où on les a trouvées ont un bien meilleur sort.
Elles, au moins, n'ont pas été touchées par cette affreuse chose qu' est l'amour d'arché­ologues.
Abstraction faite de la cupidité de l'amour pour les belles choses de l'antiquité, il y a
dans leur pathétique et fatale émigration for­cée un sens, une obéissance pour ainsi dire à une mystérieuse loi d'émigration dont l'ex­plication nous échappe, mais que l'on peut tracer tout au long de l'histoire de l'humanité. Ainsi la Grèce semble être un des principaux foyers comme l' Égypte, comme les Indes et le Mexique où la plasticité comme idéologie, comme philosophie en soi, quoique subissant le martellement des influences diverses, s'est affinée, aiguisée pour devenir un événement non seulement d'un ordre esthétique et ab­strait mais une force d'une essence morale, fascinante et agissante. 

Les flots humains déferlant sur cette presqu’ile  magique, venant du Nord pour s'abreuver aux limpides sources de philosophies religieu­ses et esthétiques, ne s'en allaient jamais sans emporter ces pierres extra-ordinaires, essen­ces condensées de ces mêmes initiations qui propageaient par leur contenu et blanches surfaces la lumière apaisante de la beauté. Tout autour de ce continent ébréché et ner­veux, l'Europe en forêts immenses et impé­nétrables gardait les silences barbares et néo­lithiques de ces vallées et ces bois profonds.







Et chaque Dieu s'en allant, prenant ce che­min de l'exode vers le nord faisait avec son corps blanc aux formes et proportions célestes des trouées ineffaçables pour que plus tard les routes droites puissent allonger leurs flè­ches poudreuses tout le long desquelles la philosophie irradierait sa conquête souriante.
Je m'apprête à aller voir St Lucas qui est peut-être le monument le plus authentique de l'art byzantin campagnard des onzième et douzième siècles.
Dans une auto, à côté d'un chauffeur mani­ant sa Ford comme un sabre; ce grec au teint halé, vrai enfant terrible, dont les yeux ont reflété tous les précipices et toutes les mon­tagnes de la Grèce, savait de son pays, non seulement les distances kilométriques mais aussi chaque ruisseau, chaque pierre et tous les trous qui encombraient les routes et les chemins.
Il les évitait avec un art qui très souvent faisait dresser mes cheveux. 

Nous longeâmes le blond Parnasse par une route qui ressemblait à un lacet mais un lacet déchiqueté et impuissant, s'accrochant aux furieuses coulées rocheuses de toute son âme étroite et empierrée.
Le Parnasse est blond et ses étroites vallées, des veines noires, dramatiques. Kirphis, son ami de toujours, à force d'assis­ter à la célébrité de son ami est devenu aigri et sombre. Son corps mou s'est couvert d'un poil végétal et brun, repaire de sangliers et de bandits, lauriers misérables en comparai­son de tous les grands et petits dieux qui ont séjourné chez son voisin favorisé. 

Le lit de Pléistos fait la démarcation entre deux royaumes, entre deux mondes ainsi qu' entre deux poussières.
Or celle du Parnasse est faite de marbres gris et verts et la poussière qui voilait nos cils, nos cheveux, et les sourires du chauffeur, était blonde.
Kirphis au contraire étant d'un rouge sang et jaune brun, nos lèvres se couvraient d'une céramique brune, lie de vin. Les villages hauts si rares, sont étages comme des aoules géorgiens, en terrasses striées de courants d'eau qui les sectionnent en tranches de tartes d'un art de confiserie très com­pliqué."


Ossip Zadkine, Voyage en Grèce Trois lumières, Librairie Galerie La Hune Paris 1955. 







Illustration, édition originale ( très rare!) de 1955 du livre d' Ossip Zadkine bien complète de sa page libre recto-verso d' errata.
Photo 2, détail de la couverture.
Photo 3, extrait des pages 64 et 65 de cette édition.
Collection Versus. 

samedi 10 octobre 2015

L' art, son dehors et son dedans? Pour saluer François Dagognet.





" Nous ne pouvons pas passer en revue tous les contemporains, afin de soutenir, grâce à leur création, le point de vue selon lequel l'art de la plasticité actuelle tend à nous livrer - entre autres prouesses méta-sensorielles - le dehors et le dedans, un dedans que nous assimilons d'ailleurs à un dehors provisoirement empêché. Nous reconnaissons d'ailleurs que cette interprétation ne convient ni à tous les arts ni à tous les artistes. Nous en connaissons les limites ; nous ne nous attachons donc qu'à une seule orientation.

Il s'ensuit plusieurs conséquences : d'abord, du fait de cette néo-densification, l'objet (ou son équivalent, qui a été retenu) se pluralise et par là même renonce à la représentation habituelle : en effet, l'artiste n'hésite pas ça et là à superposer les registres. Mais, à travers cette com­plexité, nous devenons sensible à l'architecture de ce mixte, éventuelle­ment désorienté, sans oublier le fait que le devant et l'arrière, désormais reliés, peuvent se joindre ou s'accoler entre eux de plusieurs manières. Nous échappons à la tyrannie de l'écran monolithique, enfermé dans la bidimensionalité. Combien il est ou va être ardu d'insérer dans la planéité les ébauches d'un arrière-fond ou encore de croiser le recto et le verso (le vu et le non-vu) !
Hantai recourt au pliage : la toile qui s'auto-recouvre elle-même en certains foyers, comme si une vague déferlait sur elle et l'obligeait ainsi à se superposer à elle-même, nous livre à la fois sa propre surface mais aussi ses prédispositions au volumique ; les anfractuosités, les lé­gères dénivellations mais aussi les surélévations consécutives manifes­tent et concrétisent l'activation surfaciale qui, de ce fait, connaît des quasi-bourgeonnements et de l'efflorescence.







Nous pourrions aussi évoquer les réalisations de Lucio Fontana qui s'est évertué à rendre visible l'invisible et à ne plus séparer la façade de ce qu'elle cache, grâce aux fentes, entailles, incisions qu'il inflige à son support (généralement une toile tendue). Il s'agit donc bien d'ajou­ter à la paroi ce qu'elle abritait (l'envers d'elle-même). La fissure nous permet d'entrevoir, au-delà de la mince superficie, le fond ou du moins les bords internes de la blessure infligée à un substrat désormais ouvert ; comment ne pas être saisi par un « trou » qui nous donne accès à un autre monde ?

Il  ne s'agit pas de concevoir un tel processus comme un signe de violence ou de destruction, du fait même    de la fissure, mais comme le moyen d' extérioriser ce qui nous était refusé :  nous dépassons les données premières, échappant à l'emprisonnement. Nous sommes attachés à l'enveloppe mais, en la circonstance, nous lui ajoutons ce qui se si­tuait à l'opposé d'elle, d'où le renversement, l'ouverture, à tel point que ce que je vois désormais se ligue avec ce qui est dissimulé.
Nous nous heurtons cependant à une objection de poids : puis­que l'artiste perfore la toile, n'est-ce pas la preuve qu'il la tient pour un obstacle à la révélation (de l'en-dessous) ? Ne prononce-t-il pas une éva­luation négative de l'enveloppe recouvrante ? Il va jusqu'à contester, virtuellement, notre philosophie favorable au retour à l'hyper-extériorité, celle qui refuse les « arrière-mondes » pour l'accès desquels il fau­drait briser justement l'écran ou le devant ? 





Nous jugeons autrement : d' une part, la "face" (le frontal même)  ne disparaît pas mais glisse en quelque sorte dans la coulisse pour entrer dans un jeu qui l'avantage, jeu par lequel elle s'associe à son envers, lui-même désormais mis en avant. Nous croyons voir ici une généralisa­tion, l'extension des bienfaits et capacités de l'extériorité ; celle-ci ajoute à elle-même ce qu'elle semblait avoir exclu. Nous vivons une sorte d'échange heureux, le dehors et le dedans qui, enfin, se liguent. L'exté­rieur passe au dos mais l'intérieur de la toile (ses fils, son tressage, quel­ques nodosités) vient en avant. La béance n'engendre pas l'angoisse, du fait de la déchirure ou de la perte, elle n'induit pas une théorie de la porosité, de la fuite ou de l'interruption, mais la surface enrichie enrôle ce qu'elle entravait. En somme, elle devient « permissive ».
De cette épreuve - une expérience à la fois physique et métaphy­sique — nous tirons une leçon philosophique : c'est qu'il n'est rien de définitivement clos ou caché (l' absconditus). L'être se définit toujours à travers ses manifestations ; il ne se met pas en retrait, enfoui même sous une sorte de couvercle qui l'occulterait. Il gagne trop au contraire : à s'exposer, l'être s'affirme davantage, comme il se doit ; il se refuse au recouvrement. Pourquoi faudrait-il qu'il se dérobe ?
Une objection tout à fait mineure, pour ne pas dire sans objet, soutiendrait que la toile (le subjectile) n' équivaut pas à l'enveloppe, si elle-même porte la peinture ou le dessin ; c' est alors celui-ci qui tient le rôle de la surface ou de la vraie « périphérie ». Mais c' est oublier que Fontana se borne à exposer une toile nue et lisse, seulement blessée par la lame du rasoir (sans aucune pulsion iconoclaste, comme nous l'avons développé). En conséquence, il ne s'agit donc que de donner à voir, dans le visible, son sous-jacent : le premier a enfin cessé d'exclure l'autre, aussi parviennent-ils à s'inclure l'un dans l' autre."


François Dagognet,  philosophie d' un retournement encre marine éditeur 2001.






L' ensemble des photographies Versus 2015.

jeudi 1 octobre 2015

Je n' ai pas vu passer septembre







Derrière le monde il y aura un arbre
aux feuilles de nuages
et à la cime d' azur.
Dans son écorce en ruban rouge de soleil
le vent taille notre cœur
et le rafraîchit de rosée.


Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe
a des ailes
nrf Poésie/gallimard  2015.
Traduction de l' allemand par Françoise Rétif.




Photos Versus.